Mythes fondateurs : comment les légendes façonnent l’identité culturelle

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Mythes fondateurs de nos cultures
Mythes fondateurs de nos cultures

Depuis l’aube de l’humanité, les hommes racontent des histoires. Ces récits, transmis de génération en génération, constituent bien plus que de simples divertissements : ils sont le ciment qui unit les communautés, donnant sens à leur existence collective et individuelle. Les mythes fondateurs, en particulier, jouent un rôle crucial dans la construction de l’identité culturelle des peuples. Ils expliquent les origines, justifient les coutumes, légitiment les institutions et proposent une vision cohérente du monde.

L’origine des peuples : se raconter pour exister

La naissance de Rome : entre louve et divinité

Rome et divinitésLa Rome antique s’est construite autour du mythe de Romulus et Remus, deux jumeaux abandonnés sur les rives du Tibre et recueillis par une louve. Ce récit fondateur, loin d’être une simple curiosité historique, a profondément influencé l’image que les Romains avaient d’eux-mêmes : un peuple à la fois sauvage et civilisé, né sous protection divine mais élevé par la nature. La mise à mort de Remus par son frère Romulus lors de la fondation de la ville préfigurait également les luttes intestines qui marqueraient l’histoire romaine, tout en légitimant l’autorité implacable nécessaire à la création d’un empire.

La Grèce et ses cités : des origines divines multiples

En Grèce ancienne, chaque cité-État possédait son propre mythe fondateur, souvent lié à un héros ou à une divinité tutélaire. Athènes se réclamait d’Athéna, qui offrit l’olivier à la cité, symbole de paix et de prospérité, remportant ainsi la compétition contre Poséidon. Cette filiation divine justifiait la vocation intellectuelle et artistique de la cité, tandis que Sparte, se réclamant des descendants d’Héraclès, cultivait les valeurs guerrières associées à ce héros mythique.

Le Japon : îles divines et lignée impériale

Japon et lignée impérialeL’archipel japonais, selon le Kojiki et le Nihon Shoki, deux textes fondamentaux datant du VIIIe siècle, serait né des gouttes d’eau salée tombées de la lance des divinités primordiales Izanagi et Izanami. L’empereur japonais trace officiellement sa lignée jusqu’à la déesse solaire Amaterasu, établissant ainsi un lien sacré entre la famille impériale, le territoire national et le panthéon divin. Cette cosmogonie a renforcé pendant des siècles l’idée d’un Japon comme terre sacrée, distincte du reste du monde.

La Chine : entre mythe et histoire

En Chine, la frontière entre mythe et histoire s’estompe avec des figures comme l’Empereur Jaune (Huangdi), considéré à la fois comme un souverain historique et une divinité fondatrice. Selon la tradition, il aurait unifié les tribus chinoises vers 2700 av. J.-C., inventé l’écriture, la médecine, et posé les bases de la civilisation chinoise. Ce récit a servi pendant des millénaires à légitimer l’unité politique et culturelle de la Chine, malgré les nombreux bouleversements dynastiques.

Les mythes comme guides moraux et sociaux

Le panthéon grec : un miroir de la société

Les dieux grecs, avec leurs qualités et leurs défauts très humains, offraient aux Grecs un véritable miroir social. Les aventures de Zeus, d’Apollon ou d’Athéna illustraient les conséquences de l’hubris (démesure), l’importance de l’hospitalité (xenia), ou la valeur de la sagesse pratique (phronesis). Le mythe de Prométhée, puni pour avoir donné le feu aux hommes, enseignait simultanément l’importance du savoir technique et les dangers de défier l’ordre établi.

Les épopées indiennes : dharma et conduite juste

 épopées indiennes dharma
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En Inde, le Mahabharata et le Ramayana ne sont pas de simples épopées, mais de véritables traités philosophiques et moraux qui continuent d’influencer profondément la société indienne. Le concept de dharma (devoir, conduite juste) y est central. Lorsque le prince Rama dans le Ramayana accepte l’exil injuste que lui impose son père pour honorer sa parole, il illustre l’idéal d’une adhésion au dharma quelles qu’en soient les conséquences personnelles. De même, les dilemmes moraux d’Arjuna sur le champ de bataille dans la Bhagavad-Gita, partie intégrante du Mahabharata, continuent d’offrir un cadre de réflexion éthique pour des millions d’Hindous aujourd’hui.

Les traditions nordiques : valeurs d’un monde hostile

Dans les sagas nordiques et l’Edda, les récits des exploits de Thor, d’Odin ou de Loki valorisent des qualités essentielles à la survie dans l’environnement rigoureux de la Scandinavie ancienne : courage face à l’adversité, loyauté envers le clan, mais aussi ruse et intelligence tactique. Le Ragnarök, crépuscule des dieux annonçant la fin du monde, reflète une vision cyclique où même les dieux sont soumis au destin, enseignant l’acceptation stoïque des épreuves et l’importance de l’honneur face à l’inévitable défaite.

Les contes africains : sagesse communautaire

En Afrique, les récits mettant en scène des animaux comme Anansi l’araignée (Afrique de l’Ouest) ou le lièvre rusé (Afrique australe) transmettent des enseignements sur l’équilibre communautaire, la prudence face aux puissants, et la valeur de l’intelligence face à la force brute. Ces fables, racontées lors de veillées, servent à la fois d’entertainment et d’éducation morale, perpétuant les valeurs traditionnelles dans des sociétés où l’oralité reste fondamentale.

Mythes et territoire : l’ancrage géographique de l’identité

Le temps du rêve aborigène : une géographie sacrée

Pour les peuples aborigènes d’Australie, le territoire n’est pas un simple espace physique, mais le produit tangible du “Temps du Rêve” (Dreamtime), période où des êtres ancestraux ont parcouru la terre, créant le paysage et établissant les lois. Chaque caractéristique du territoire – colline, source, rocher – est associée à un épisode mythique et constitue un “site du rêve” (dreaming site). Ces récits créent une véritable cartographie sacrée où le territoire devient un texte vivant racontant l’histoire du peuple. Lorsqu’un Aborigène parcourt son territoire en chantant les “chants des pistes” (songlines), il réactive cette connexion ancestrale et réaffirme son identité culturelle.

L’amérique précolombienne : géographie mythique

Pour les civilisations méso-américaines, la géographie était intimement liée à la cosmogonie. Les Aztèques considéraient leur capitale Tenochtitlan comme le centre du monde, fondée là où un aigle dévorant un serpent s’était posé sur un cactus, selon les instructions de leur dieu Huitzilopochtli. Ce mythe, aujourd’hui représenté sur le drapeau mexicain, continue de symboliser l’identité nationale. Chez les Mayas, la connection entre agriculture, territoire et mythologie était particulièrement forte : les cycles du maïs, plante sacrée, étaient interprétés à travers le Popol Vuh, récit cosmogonique où les dieux créent les hommes à partir de la pâte de maïs après plusieurs tentatives infructueuses avec d’autres matériaux.

La terre sainte : territoire et identité religieuse

Terre Sainte
Terre Sainte

Le territoire de l’actuel Israël/Palestine illustre parfaitement comment les mythes fondateurs peuvent sacraliser un espace géographique. Pour la tradition juive, la Terre Promise est liée à l’alliance entre Dieu et Abraham, puis au récit de l’Exode et de la conquête sous Josué. Ces récits bibliques ont maintenu pendant des siècles un lien symbolique entre le peuple juif dispersé et ce territoire spécifique. Pour les musulmans, Jérusalem (Al-Quds) est sacrée notamment par le récit du voyage nocturne (Isra) et de l’ascension céleste (Mi’raj) du prophète Mohammed depuis l’esplanade du Temple. Pour les chrétiens, chaque lieu associé à la vie de Jésus devient un point d’ancrage spirituel.

Les montagnes sacrées : axes du monde

Mont Olympe GrèceDans de nombreuses cultures, certaines montagnes jouent un rôle cosmologique central. Le mont Olympe pour les Grecs, l’Ararat pour les Arméniens, le Kailash pour les Hindous et les Bouddhistes tibétains, le mont Fuji pour les Japonais – ces sommets ne sont pas de simples accidents géographiques, mais des piliers sacrés autour desquels s’organise la vision du monde. Le mythe du mont Meru dans les traditions hindoue, jaïne et bouddhiste décrit une montagne cosmique centrale autour de laquelle s’organisent les différents mondes. Ces montagnes mythiques deviennent des symboles d’identité nationale, comme le mont Ararat pour les Arméniens, visible sur leurs armoiries bien que situé aujourd’hui en territoire turc.

La réinvention des mythes à l’ère moderne

Les mythes nationaux contemporains

L’ère des nations modernes a vu naître de nouveaux mythes fondateurs, souvent construits consciemment pour forger une identité collective. Aux États-Unis, le récit des Pères fondateurs, la Déclaration d’Indépendance et la Constitution sont traités avec une révérence quasi-religieuse. Le mythe de la Frontière, popularisé par l’historien Frederick Jackson Turner, présente la conquête progressive de l’Ouest comme le creuset du caractère américain, valorisant l’individualisme, l’autonomie et l’esprit pionnier. Ce récit, bien que simplifiant une réalité historique complexe et occultant souvent la violence envers les peuples autochtones, a profondément façonné l’identité américaine.

La Révolution française, avec sa galerie de héros et de martyrs, ses symboles comme la prise de la Bastille, et ses principes universalistes, constitue un mythe fondateur de la République française moderne. De même, la Grande Marche et la Longue Marche en Chine communiste ont été érigées en épopées révolutionnaires fondatrices par le régime maoïste.

Réappropriation des mythes anciens

De nombreuses nations postcoloniales ou post-impériales ont réinvesti des mythes anciens pour consolider leur identité moderne. L’Inde indépendante a puisé dans son riche patrimoine mythologique pour affirmer une continuité culturelle malgré des siècles de domination étrangère. Des figures comme Gandhi ont été mythifiées de leur vivant, intégrant des éléments traditionnels hindous à un discours politique moderne.

En Israël, les récits bibliques ont été sécularisés et réinterprétés comme histoire nationale, transformant d’anciennes fêtes religieuses en célébrations patriotiques. L’archéologie y joue un rôle particulier, tentant d’établir des ponts entre le récit biblique et les preuves matérielles.

L’Irlande offre un autre exemple frappant avec la renaissance gaélique du XIXe siècle, qui a redécouvert et parfois réinventé le patrimoine celtique pour forger une identité nationale distincte de la domination britannique. Des figures mythiques comme Cúchulainn ou la reine Medb sont devenues des symboles du nationalisme irlandais.

Mythes et résistance culturelle

Pour les peuples minoritaires ou opprimés, les mythes ancestraux peuvent devenir des outils de résistance culturelle. Les Maori de Nouvelle-Zélande ont revitalisé leurs traditions orales comme le haka et leurs récits sur l’ancêtre Maui pour affirmer leur identité face à la culture dominante.

Au Tibet, les récits du roi Gesar de Ling, épopée orale parmi les plus longues au monde, continuent d’être transmis clandestinement malgré les pressions culturelles chinoises, maintenant vivante une vision du monde spécifiquement tibétaine.

Dans les Amériques, de nombreux peuples autochtones travaillent à la préservation de leurs mythes fondateurs, considérés non comme de simples “contes” mais comme des savoirs essentiels à leur survie culturelle.

L’universalité dans la diversité : archétypes et structures communes

Le déluge universel : mémoire partagée?

Parmi les thèmes mythiques récurrents, le déluge universel apparaît avec une fréquence remarquable à travers les cultures : l’épopée de Gilgamesh en Mésopotamie, le récit de Noé dans la Bible, Deucalion et Pyrrha dans la mythologie grecque, le déluge de Gun-Yu dans la mythologie chinoise, ou encore Manu dans les textes védiques indiens. Cette quasi-universalité pourrait refléter soit des événements climatiques majeurs de la préhistoire humaine, soit des structures psychologiques communes face aux catastrophes naturelles, ou encore d’anciens échanges culturels entre civilisations éloignées.

Le héros aux mille visages

Comme l’a montré Joseph Campbell dans ses travaux sur le “monomythe” ou voyage du héros, les récits héroïques à travers le monde suivent souvent une structure narrative similaire : appel à l’aventure, rencontre avec un mentor, épreuves initiatiques, mort symbolique et renaissance, retour transformé. Qu’il s’agisse de Gilgamesh, Héraclès, Rama, Siegfried, ou des héros plus récents comme Luke Skywalker dans la culture populaire moderne, ces schémas narratifs semblent répondre à des besoins psychologiques universels d’identification et de transformation personnelle.

La création du monde : motifs récurrents

Les récits cosmogoniques présentent eux aussi des similitudes frappantes : création à partir du chaos primordial (mythologie grecque), séparation du ciel et de la terre (mythologies chinoise, égyptienne, maori), émergence d’un œuf cosmique (traditions hindoues, finnoises, polynésiennes), ou apparition de la terre à partir des eaux primordiales (traditions amérindiennes). Ces récurrences suggèrent soit des modes de pensée universels face au mystère des origines, soit d’anciennes connexions culturelles remontant à la préhistoire humaine.

Le trickster : figure universelle d’ambiguïté

La figure du trickster – personnage rusé, ambigu, transgressif mais souvent bénéfique – se retrouve dans pratiquement toutes les mythologies : Loki chez les Nordiques, Hermès chez les Grecs, Eshu-Elegba dans la tradition yoruba, Coyote chez de nombreux peuples amérindiens, ou Maui en Polynésie. Ces personnages, ni totalement bons ni complètement mauvais, révèlent l’ambivalence humaine face aux normes sociales et aux limites imposées, tout en servant souvent d’agents de changement et d’innovation culturelle.

Les mythes au XXIe siècle

À l’ère de la mondialisation et du numérique, les mythes fondateurs continuent de jouer un rôle essentiel dans la construction identitaire, malgré leur apparente obsolescence face à la pensée scientifique. Si leurs formes évoluent – super-héros, sagas cinématographiques, récits nationaux modernisés – leur fonction demeure : donner sens à l’existence collective, établir des repères moraux, et créer du lien social autour de récits partagés.

La résurgence des identités traditionnelles face à l’homogénéisation culturelle mondiale témoigne de la persistance du besoin de mythes fondateurs. Parallèlement, de nouveaux mythes émergent, comme ceux liés à l’exploration spatiale ou aux utopies technologiques, proposant de nouvelles cosmogonies adaptées à l’ère contemporaine.

Comprendre les mythes fondateurs d’une culture, c’est accéder à sa vision profonde du monde, à ses valeurs essentielles et à ses angoisses existentielles. Ces récits, qu’on y croie littéralement ou qu’on les interprète symboliquement, continuent d’influencer subtilement notre perception de nous-mêmes et des autres, tissant les fils invisibles qui relient le passé au présent, l’individu à sa communauté, et les diverses cultures humaines entre elles dans une trame narrative commune.

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Carla B Bassara
Carla Bassara est une critique d'art reconnue, célèbre pour ses analyses perspicaces et son regard affûté sur l'art contemporain. Ayant étudié l'histoire de l'art en Espagne à l'Université de Barcelone, elle apporte une perspective internationale à ses critiques. Bassara a débuté sa carrière en écrivant pour des magazines artistiques européens avant de devenir une contributrice régulière de "L'Art Moderne". Son expertise s'étend des maîtres classiques aux avant-gardes modernes, et elle est particulièrement intéressée par les dialogues interculturels dans l'art. Conférencière et curatrice invitée, Bassara participe activement à la scène artistique mondiale, offrant des critiques éclairées qui inspirent et provoquent la réflexion.

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