Le vide-grenier s’étendait le long de la place du village, sous un ciel pâle d’automne. Thomas errait sans but, les mains enfoncées dans les poches de son manteau élimé. Son regard dérivait sur les objets éparpillés, vestiges de vies étrangères. Depuis l’accident, six mois auparavant, il vivait comme un fantôme dans sa propre existence.
Un carton défraîchi, à l’écart des autres stands, attira son attention. Des lettres jaunies par le temps y reposaient, attachées par un ruban défraîchi. Sur l’enveloppe supérieure, une écriture fine et penchée indiquait simplement: “Pour Élise, avec tout mon amour.”
“C’est combien?” demanda Thomas à la vieille dame somnolente derrière la table.
“Dix euros pour tout le paquet. Des lettres d’amour de la Grande Guerre. Mon grand-père à ma grand-mère. Personne n’en veut, mais je ne peux pas me résoudre à les jeter.”
Thomas paya, intrigué par cette correspondance. Lui qui n’avait jamais réussi à exprimer ses sentiments, même envers Claire avant qu’elle ne le quitte, se retrouvait étrangement attiré par ces témoignages d’un amour d’un autre temps.
II. Premières Lectures
Dans son appartement silencieux, Thomas disposa les lettres sur son bureau. La plus ancienne datait de juin 1914. L’encre avait pâli, mais les mots conservaient leur intensité.
Ma tendre Élise,
Alors que les tambours de guerre résonnent dans nos rues, je ne pense qu’à toi. Ton visage est mon refuge contre la folie des hommes. Je serai mobilisé dans trois jours. Le temps nous est compté, mais mon amour pour toi est infini.
Ton Henri, pour toujours.
Thomas ferma les yeux, envahi par une étrange mélancolie. Il avait l’impression d’avoir déjà lu ces mots, d’avoir déjà ressenti cette émotion.
Janvier 1915. Quelque part dans la Somme.
Henri s’accroupit dans la boue glacée de la tranchée. Les explosions résonnaient au loin, mais son esprit était ailleurs, fixé sur la lettre qu’il venait de recevoir. Le parfum d’Élise semblait s’en échapper, incongru dans cet enfer de terre et de sang.
“Dubois! Alerte!” hurla son sergent.
L’obus siffla au-dessus de sa tête, frôlant son casque. Tous ses camarades furent projetés par le souffle, mais lui resta miraculeusement debout, comme si une main invisible l’avait maintenu en place. Ce n’était pas la première fois.
“T’as le diable qui veille sur toi, Dubois,” marmonna le sergent en constatant qu’Henri était indemne.
Ce n’était pas le diable, songea Henri. C’était autre chose. Quelque chose qu’il ne comprenait pas encore.
Thomas reposa la lettre, troublé par la vivacité des images qui s’étaient formées dans son esprit. Il avait presque senti l’odeur de la poudre, le froid de la boue. Il consulta sa montre – quatre heures s’étaient écoulées sans qu’il s’en rende compte.
Un détail le frappa soudain : la vieille dame avait parlé de son grand-père, mais les lettres étaient signées “Henri”. Pas un prénom si commun dans sa famille, d’après ce qu’il savait.
III. Échos et Coïncidences
Au fil des jours, Thomas s’immergea dans la correspondance. Sa propre existence – son travail d’enseignant d’histoire, son appartement vide, ses nuits agitées – semblait fade en comparaison des récits d’Henri. Chaque soir, après avoir corrigé des copies, il plongeait dans ces lettres comme dans un autre monde.
Henri y décrivait ses survies miraculeuses avec une précision troublante. Un jour, une explosion qui avait décimé toute sa section l’avait épargné. Une autre fois, une balle avait traversé sa veste sans le toucher, pile à l’endroit où il gardait la photo d’Élise.
Thomas fut réveillé en sursaut par la sonnerie de son téléphone. Un collègue l’informait qu’un incendie s’était déclaré dans l’aile de l’école où il aurait dû se trouver pour surveiller une étude. Il avait oublié cette obligation, absorbé par sa lecture – un oubli qui lui avait peut-être sauvé la vie.
Cette nuit-là, il rêva pour la première fois d’Henri et d’Élise. Mais ce n’était pas un rêve ordinaire. Il était Henri, ressentait ce qu’Henri ressentait, voyait à travers ses yeux. Et curieusement, Henri semblait parfois le regarder directement, comme conscient de sa présence.
Avril 1916. Verdun.
Henri se tenait immobile, pétrifié. Face à lui, au détour d’une tranchée de seconde ligne, se tenait un homme qui lui ressemblait étrangement – plus âgé, le visage marqué par des cicatrices qu’il ne portait pas encore, vêtu d’habits civils incongrus dans ce décor de guerre.
“Qui êtes-vous?” souffla-t-il.
L’homme sourit. “Tu le sais déjà, Henri. Je suis celui que tu deviendras, si tu survis. Et pour survivre, tu dois être au point C-7 demain à 5h43 précisément. Pas une minute plus tôt, pas une minute plus tard.”
Henri voulut répondre, mais un obus explosa à proximité. Quand la poussière retomba, l’apparition avait disparu.
Dans sa lettre à Élise, écrite cette nuit-là d’une main tremblante, il n’osa pas mentionner cette rencontre. À la place, il écrivit:
J’ai fait un rêve étrange aujourd’hui, un rêve où le temps se pliait sur lui-même. Je crois que quelqu’un veille sur moi, à travers le temps et l’espace. Est-ce ton amour qui crée cette protection? Ou y a-t-il quelque chose que nous ne comprenons pas encore?
Thomas frissonna en lisant ces lignes. La nuit précédente, dans son rêve, il s’était vu indiquer à Henri ce point précis sur la carte. Comment était-ce possible? Il vérifia dans son manuel d’histoire – une offensive majeure avait bien eu lieu ce jour-là, décimant les soldats français, sauf une petite section qui s’était retrouvée miraculeusement épargnée.
IV. Toiles du Temps
Un soir, alors qu’il lisait la lettre datée du 12 juillet 1916, Thomas remarqua quelque chose d’étrange. Dans la marge, des chiffres étaient notés, comme un code. En les assemblant, ils formaient une date: 17-09-2023. La veille du jour où il avait acheté les lettres.
Dans cette lettre, Henri évoquait une vision troublante:
Cette nuit, j’ai vu un homme assis à un bureau, lisant nos lettres. Il me ressemblait étrangement, comme un frère ou un fils que je n’ai pas encore eu. Il semblait triste et seul, mais en lisant nos mots, une lueur s’allumait dans ses yeux. Je crois, ma douce Élise, que nos lettres traverseront le temps. Je crois que cet homme, qui n’est peut-être pas encore né, me maintient en vie par sa lecture. Est-ce fou de penser ainsi?
Thomas laissa tomber la lettre, les mains tremblantes. Comment Henri pouvait-il l’avoir vu, un siècle avant sa naissance?
Les coïncidences se multipliaient. Thomas découvrit que la rue où habitait Élise pendant la guerre était celle où il avait grandi. Que la cicatrice qu’Henri décrivait sur son épaule correspondait exactement à celle que lui-même portait depuis l’enfance.
Puis vint la découverte la plus troublante. Dans un tiroir oublié, entre deux planches disjointes, il trouva une lettre qu’il n’avait pas encore lue. Elle était datée du 23 octobre 1916.
Ma chère Élise,
Aujourd’hui, j’ai rencontré à nouveau cet homme étrange, mon double du futur. Il m’a confirmé ce que je soupçonnais – il est à la fois moi et un autre. Il lit nos lettres dans un temps qui n’existe pas encore, et cette lecture crée un pont à travers les années qui nous protège tous deux. Il est notre gardien, comme nous sommes les siens.
Il m’a également parlé de toi, de notre avenir. Mais certaines choses doivent rester non-dites, même dans une lettre. Sache seulement que notre amour créera des ondes qui traverseront le siècle.
J’ai confié à cet homme – Thomas est son nom – une mission. Il doit compléter ce que nous avons commencé. Le cercle doit être fermé.
Avec tout mon amour, Henri
Thomas sentit son cœur s’arrêter. Son nom. Henri connaissait son nom.
V. Réalités Entrelacées
L’appartement de Thomas devint le théâtre d’événements inexplicables. Des objets se déplaçaient. Des odeurs d’un autre temps – poudre à canon, parfum d’antan – flottaient dans l’air. Dans son miroir, il entrevoyait parfois un autre visage superposé au sien – celui d’Henri.
Il commença à tenir son propre journal, en miroir des lettres d’Henri. Et un matin, il trouva une réponse écrite d’une main qui n’était pas la sienne:
Thomas, le temps n’est pas une ligne mais un cercle. Ce que tu vis, je l’ai vécu. Ce que j’écris, tu l’écriras. Nous sommes les deux faces d’une même pièce, séparés par un siècle mais unis par ces lettres. Ta lecture me maintient en vie dans les tranchées. Ma survie garantit ton existence future.
Il y a une dernière épreuve à traverser. Une dernière lettre à écrire. Es-tu prêt?
Thomas comprit alors que sa vie entière avait convergé vers ce moment. Les lettres n’étaient pas simplement des vestiges du passé – elles étaient des ponts, des créations vivantes qui transcendaient le temps.
VI. La Dernière Lettre
Thomas consacra les jours suivants à étudier les indices dispersés dans la correspondance. Des lieux mentionnés, des dates, des événements qui formaient une constellation temporelle.
Selon les dernières lettres d’Henri, il devait survivre à une offensive majeure pour pouvoir rentrer auprès d’Élise. Cette offensive était prévue pour le 3 novembre 1916.
Thomas comprit que la dernière lettre – celle qui scellerait le destin d’Henri et, par extension, le sien – devait être écrite de sa main.
Il s’assit à son bureau, comme tant de soirs auparavant. Mais cette fois, il prit une feuille vierge et commença à écrire:
Henri,
Tu ne me connais pas encore, mais tu me connaîtras. Je suis celui qui lit vos lettres, qui maintient le fil de votre histoire à travers le temps. J’ai longtemps cru que tu étais réel et moi imaginaire. Puis j’ai cru que tu étais imaginaire et moi réel. Maintenant je sais que nous sommes les deux faces d’une même existence, séparées par les années mais unies par l’encre et le papier.
Pour survivre à l’offensive du 3 novembre, tu dois te trouver dans l’abri souterrain du point D-14 à exactement 5h17 du matin. Un obus frappera ta position initiale à 5h19, ne laissant aucun survivant. Après cela, tu pourras rentrer auprès d’Élise. Vous aurez un fils, que vous appellerez Paul. Ce Paul sera mon grand-père.
Ainsi, le cercle sera complet. Je suis né de toi, comme tu es né de ma lecture de ces lettres. Je suis ta création, comme tu es la mienne.
Il y a une dernière chose que tu dois savoir. Ces lettres, je ne les ai pas trouvées par hasard. Je les ai écrites. Chacune d’elles. Élise n’a jamais existé que dans notre imagination partagée – une création née de notre solitude, de notre besoin d’être aimés à travers le temps.
Désormais, nous pouvons être libres tous les deux. Le temps nous appartient.
Thomas
Dès qu’il inscrivit le dernier mot, un vertige le saisit. Les murs de son appartement semblèrent onduler, comme des rideaux agités par un vent invisible. Dans le miroir face à lui, ce n’était plus son reflet qu’il voyait, mais celui d’Henri, dans son uniforme de soldat.
Henri lui sourit, et Thomas comprit. Il n’y avait jamais eu d’Henri ni d’Élise. Pas dans la réalité historique, du moins. Il les avait créés, inventés, à partir de ses connaissances d’enseignant d’histoire et de sa solitude après le départ de Claire. Il avait forgé ces lettres, vielli artificiellement le papier, imité des écritures d’antan. La vieille dame du vide-grenier était une actrice engagée par son psychiatre, dans le cadre d’une thérapie expérimentale.
Mais paradoxalement, en les créant, il leur avait donné une existence réelle. L’intensité de son imagination, de son besoin d’évasion, avait fracturé les barrières du temps et de la réalité. Henri et Élise existaient désormais, quelque part dans les replis du temps, aussi réels que lui-même.
VII. Convergence
Thomas se réveilla dans une chambre inconnue. Le papier peint défraîchi, le mobilier ancien, l’odeur de cire et de lavande – rien ne lui était familier.
Sur la table de chevet, une photographie dans un cadre en argent: un homme en uniforme de la Grande Guerre et une femme aux longs cheveux sombres. Henri et Élise.
À côté, un journal daté du 23 mai 1919.
La porte s’ouvrit doucement. Une femme entra – Élise, plus âgée que sur la photo mais indéniablement elle.
“Tu es enfin réveillé,” dit-elle avec un sourire. “Henri ne va pas tarder à rentrer. Il sera si heureux de te voir enfin.”
“Où suis-je?” demanda Thomas, la voix rauque.
“Chez toi,” répondit-elle simplement. “Henri a toujours su que tu viendrais. Les lettres l’ont prévenu. Il m’a fallu plus de temps pour comprendre, pour accepter que notre histoire n’était pas seulement la nôtre.”
La porte d’entrée claqua, des pas résonnèrent dans le couloir. L’homme qui apparut sur le seuil était l’exact reflet de Thomas, à quelques détails près – des cicatrices différentes, un port plus militaire, des yeux qui avaient vu la guerre.
“Te voilà enfin,” dit Henri en s’approchant. “L’homme qui m’a sauvé tant de fois. L’homme qui nous a créés.”
“Ou peut-être est-ce vous qui m’avez créé,” murmura Thomas.
Henri sourit. “Peut-être sommes-nous tous les créations les uns des autres. Des histoires qui se racontent mutuellement, à travers le temps.”
Il tendit à Thomas une liasse de lettres jaunies, attachées par un ruban défraîchi.
“Il est temps de compléter le cercle. Dans quelques années, tu retourneras à ton époque, avec ces lettres. Tu les placeras là où un jeune homme perdu et seul pourra les trouver. Et ainsi, tout recommencera.”
Thomas prit les lettres, comprenant enfin. Il n’était ni le début ni la fin de cette histoire, mais un maillon dans une chaîne infinie. Un gardien du temps, veillant sur lui-même à travers les âges.
“Et maintenant?” demanda-t-il.
“Maintenant, tu vis,” répondit Élise en prenant sa main. “Tu vis l’histoire que tu as créée, jusqu’à ce qu’il soit temps de refermer la boucle.”
Dehors, le soleil se couchait sur un monde en reconstruction, un monde qui ignorait tout des mystères du temps et de ces trois êtres qui transcendaient ses lois. Dans le ciel, les premières étoiles apparaissaient – témoins silencieux d’un amour qui avait vaincu la guerre, la solitude et les limites mêmes de la réalité.
Quelque part, dans un autre temps, un jeune homme solitaire s’apprêtait à découvrir des lettres dans un vide-grenier. Des lettres qui le mèneraient à écrire l’histoire qu’il était destiné à vivre.
Texte issu des légendes de Calahaan