La brume s’élevait du fleuve en volutes fantomatiques lorsque Marc Dufresne s’engagea sur le quai de Conti. L’aube parisienne, encore fragile, peignait la Seine de reflets cuivrés, tandis que les vieilles pierres humides exhalaient cette odeur si particulière, mélange de mousse, d’eau trouble et de siècles d’histoire en sédimentation. Historien de formation, spécialisé en mythologie urbaine, Marc arpentait les quais à cette heure précise où la ville hésitait entre deux mondes, espérant dénicher quelque ouvrage oublié pour sa thèse sur les légendes secrètes de Paris.
Trente-deux ans, les traits tirés par des nuits d’insomnie passées à compulser d’obscurs traités, Marc avait cette apparence austère des chercheurs trop profondément plongés dans leurs sujets d’étude. Sous ses boucles brunes en désordre, ses yeux sombres scrutaient chaque recoin des quais avec l’avidité du chasseur de trésors. Six années qu’il travaillait sur les mythes oubliés de la capitale, six années à poursuivre des ombres, des rumeurs, des fragments d’histoires chuchotées. Sa thèse n’avançait pas assez vite au goût de son directeur de recherche, qui menaçait régulièrement d’interrompre son financement.
“Il me faut quelque chose de concret, de tangible,” murmurait-il pour lui-même en resserrant son écharpe élimée contre le froid humide de février. “Une preuve, un témoignage, n’importe quoi…”
Ce matin-là, entre le Pont Neuf et le Pont des Arts, une boîte verte attira son regard. Elle se trouvait légèrement en retrait, nichée dans un renfoncement du mur que Marc jurait ne jamais avoir remarqué auparavant, malgré ses innombrables passages. Étrange, il connaissait chaque recoin de ces quais et pourtant, cette échoppe semblait avoir surgi de nulle part. Le bouquiniste, un vieil homme au visage buriné par les années — combien d’années exactement, impossible à dire — se tenait immobile derrière sa marchandise. Son regard, d’un gris presque transparent, semblait traverser Marc plutôt que le voir.
Le vieillard portait un costume démodé, une redingote sombre aux coutures fatiguées qui évoquait un autre siècle. Ses mains veineuses, d’une blancheur de parchemin, caressaient distraitement les reliures exposées. Marc remarqua que, contrairement aux autres bouquinistes dont les étals débordaient de livres de poche écornés et de cartes postales jaunies, celui-ci ne proposait qu’une vingtaine d’ouvrages anciens, soigneusement alignés.
“Monsieur cherche quelque chose de particulier, peut-être?” La voix du vieillard résonna étrangement, comme si elle venait d’ailleurs, presque désincarnée, un timbre grave et mélodieux qui semblait pourtant ne pas déranger le silence matinal.
“Je travaille sur les mythes parisiens, les récits oubliés,” répondit Marc, parcouru d’un frisson inexplicable. “Les histoires que la ville garde en secret.”
Le bouquiniste sourit, dévoilant des dents parfaitement alignées, trop parfaites pour un homme de son âge apparent. Un sourire qui n’atteignait pas ses yeux d’eau pâle.
“Les secrets de Paris? Ils sont nombreux, jeune homme, tellement nombreux… Certains devraient peut-être le rester, des secrets.” Il pencha légèrement la tête, comme pour mieux observer Marc. “Mais vous n’êtes pas du genre à renoncer facilement, n’est-ce pas? Vous avez cette… faim dans le regard. Je connais bien ce regard.”
Sans un mot de plus, il se pencha sous son étal et en sortit un volume relié de cuir noir, dépourvu de titre ou d’ornement, à l’exception d’un étrange symbole presque effacé sur la tranche, qui ressemblait vaguement à une spirale entrelacée avec un croissant. Lorsque le vieil homme le déposa devant lui, Marc remarqua la cicatrice en forme de croissant qui barrait sa main gauche, blanche et précise comme si elle avait été tracée à la craie.
“Celui-ci pourrait vous intéresser,” murmura le bouquiniste. “Vingt euros.”
“Seulement vingt euros?” s’étonna Marc. “Il a l’air ancien…”
“Le prix n’est pas toujours fonction de l’âge,” répondit énigmatiquement le vieil homme. “Parfois, c’est le lecteur qui donne sa valeur au livre.”
Marc hésita, puis feuilleta l’ouvrage avec précaution. Les pages, d’un jaune parcheminé, étaient couvertes de symboles indéchiffrables, ni latins, ni grecs, ni cyrilliques, ni même apparentés à quelque système d’écriture connu. Une calligraphie fluide et complexe qu’il n’avait jamais vue malgré ses années d’études en langues anciennes et en paléographie.
“Je ne peux pas lire cette langue,” objecta-t-il, tout en sentant une fascination inexplicable pour ces signes qui semblaient presque… palpiter sous ses doigts.
“Personne ne le peut. Pas à la lumière du jour,” répondit énigmatiquement le vieil homme. “Mais la nuit révèle bien des choses, n’est-ce pas? Les masques tombent dans l’obscurité, les murs parlent, les pierres se souviennent… et les encres aussi.”
Intrigué malgré son scepticisme naturel d’universitaire, Marc paya sans négocier. Le bouquiniste enveloppa délicatement le manuscrit dans un tissu pourpre avant de le lui remettre. Leurs doigts s’effleurèrent, et Marc fut saisi d’une sensation glaciale qui remonta le long de son bras jusqu’à sa poitrine, un froid si intense qu’il lui coupa momentanément le souffle.
“Sept jours,” souffla le vieil homme. “Vous avez sept jours.”
“Sept jours pour quoi?” demanda Marc, troublé par cette mise en garde sibylline.
Le bouquiniste se contenta de sourire à nouveau, ce même sourire sans joie qui ne faisait qu’accentuer l’étrangeté de son regard. “Sept jours pour lire, sept jours pour comprendre. Après, il reviendra d’où il vient.”
“Vous voulez dire que je dois vous le rapporter dans une semaine?”
Mais le vieil homme s’était détourné, arrangeant ses livres avec des gestes précis et méthodiques, comme s’il avait déjà oublié la présence de Marc. Après quelques instants d’hésitation, ce dernier glissa le livre dans sa sacoche en cuir usé et reprit son chemin le long des quais, perturbé par cette rencontre sans pouvoir exactement définir pourquoi.
Plus tard ce jour-là, lorsqu’il voulut montrer sa trouvaille à son collègue Édouard au département d’Histoire de la Sorbonne, Marc fut incapable de retrouver l’emplacement exact de la boîte verte. L’alcôve où se tenait le mystérieux bouquiniste semblait s’être volatilisée, remplacée par un mur de pierre uniforme.
Cette nuit-là, dans son petit appartement du Marais, Marc veilla tard. Les bruits de la ville s’estompaient progressivement, remplacés par ce silence particulier des petites heures, peuplé de craquements discrets et d’échos lointains. La pluie tambourinait contre les vitres en rafales irrégulières, tandis qu’il examinait sa trouvaille sous la lumière tamisée de sa lampe de bureau, un verre de cognac à portée de main.
Le manuscrit reposait ouvert sur son bureau encombré de livres et de notes éparses. Les signes restaient indéchiffrables, mais quelque chose avait changé. L’encre semblait presque liquide, comme si elle pulsait sur le papier ancien, un effet d’optique probablement dû à la fatigue et à l’éclairage instable.
“Tu perds la tête, mon vieux,” marmonna-t-il en se frottant les yeux. La pendule art déco héritée de sa grand-mère indiquait trois heures dix. Encore une nuit blanche en perspective.
À trois heures treize précisément, la lampe vacilla. Une, deux, trois fois, plongeant la pièce dans une obscurité intermittente. Dans ces brefs moments de ténèbres, Marc crut voir les symboles se mouvoir, se réorganiser, comme des fourmis noires qui changeraient de formation. Un effet stroboscopique, se dit-il. Rien de plus.
Lorsque la lumière se stabilisa enfin, il étouffa un cri de surprise mêlé d’incrédulité. Les caractères étranges s’étaient métamorphosés en français moderne, d’une calligraphie élégante et fluide, légèrement penchée vers la droite.
“Marc Dufresne, né un jeudi d’hiver, celui qui cherche trouvera plus qu’il ne désire savoir.”
Son nom. Son nom était écrit là, sur un livre vieux de plusieurs siècles. Et sa date de naissance — un jeudi de février 1993 — comment était-ce possible? Une sueur froide perla sur son front tandis qu’il relisait la phrase, encore et encore, s’attendant presque à la voir disparaître ou se transformer à nouveau.
Les mains tremblantes, il tourna la page. L’écriture continuait, claire et précise, dans un français légèrement suranné mais parfaitement compréhensible.
“Demain, à la cinquième heure, la femme aux cheveux de feu traversera ton chemin pour la deuxième fois. Ne la laisse pas partir cette fois, car votre destin est entrelacé comme les fils d’une tapisserie ancienne. Elle porte en elle une clé que tu cherches sans le savoir.”
Marc referma brutalement le livre, le cœur battant à tout rompre. Imagination, suggestion, fatigue, hallucination causée par quelque moisissure toxique sur ces vieilles pages… Il cherchait désespérément une explication rationnelle, lui qui avait toujours privilégié la raison et la méthode scientifique à toute forme de superstition.
Il se leva brusquement, faisant tomber sa chaise dans un fracas qui lui parut assourdissant dans le silence nocturne. Il fallait qu’il vérifie quelque chose. D’un pas pressé, il se dirigea vers sa bibliothèque et en tira un épais volume relié de rouge : “Typographie et manuscrits européens du 16ème au 19ème siècle”. Si ce livre portait des traces d’une écriture ancienne authentifiable, peut-être pourrait-il…
Mais lorsqu’il retourna à son bureau, le manuscrit noir était redevenu illisible, couvert de ces mêmes symboles énigmatiques qu’il avait vus initialement. Marc passa le reste de la nuit à essayer de reproduire les conditions exactes qui avaient provoqué la transformation, variant l’éclairage, l’angle du livre, allant jusqu’à tenter d’imiter la séquence précise des coupures de courant avec l’interrupteur. En vain.
Pourtant, cette nuit-là, le sommeil le fuit comme un animal effarouché. Il resta allongé sur son lit défait, fixant le plafond où dansaient les ombres projetées par les phares des voitures passant en contrebas, les pensées tourbillonnant dans son esprit épuisé. La femme aux cheveux de feu. La cinquième heure. La deuxième fois.
Une phrase du mystérieux bouquiniste lui revint en mémoire : “Sept jours pour lire, sept jours pour comprendre.”
Le lendemain, à cinq heures de l’après-midi exactement, alors qu’il présentait ses recherches lors d’un séminaire doctoral à la Bibliothèque Nationale, Marc vivait une journée particulièrement difficile. Mal préparé après sa nuit d’insomnie, déconcentré par le souvenir des étranges phrases apparues dans le manuscrit, il bafouillait devant ses pairs et son directeur de thèse, dont le regard désapprobateur n’arrangeait rien.
“Monsieur Dufresne, pourriez-vous préciser votre méthodologie concernant la collecte des témoignages sur ces prétendues apparitions?” demanda une voix féminine depuis le fond de la salle.
Marc leva les yeux de ses notes en désordre et la vit. Une jeune femme aux cheveux roux flamboyants, coiffés en un chignon lâche d’où s’échappaient quelques mèches rebelles. Sophie Lambert. Une collègue historienne spécialisée en folklore urbain, croisée une fois lors d’un colloque sur les mythes médievaux, qu’il avait à peine remarquée à l’époque.
La femme aux cheveux de feu. Pour la deuxième fois.
Déstabilisé, Marc renversa maladroitement son verre d’eau sur ses notes. Les feuilles s’imbibèrent rapidement, transformant son écriture soignée en taches d’encre indistinctes, à l’image des symboles mystérieux du manuscrit. Un murmure amusé parcourut l’assistance, tandis que son directeur de thèse soupirait bruyamment.
“Je crois que nous pouvons conclure ici,” déclara ce dernier en se levant. “Monsieur Dufresne nous reparlera de ses… théories, quand elles seront plus solidement étayées.”
La salle se vida progressivement dans un bruissement de conversations. Marc, mortifié, rassemblait ses affaires trempées lorsqu’une main tenant un mouchoir en tissu apparut dans son champ de vision.
“Un petit accident?” dit Sophie avec un léger sourire. “Ne vous inquiétez pas, ça arrive aux meilleurs d’entre nous.”
De près, ses yeux étaient d’un vert intense, presque surnaturel, parsemés d’éclats dorés. Marc se surprit à les fixer plus longtemps que la politesse ne l’autorisait.
“Merci,” parvint-il à articuler en prenant le mouchoir. “Je suis désolé pour ma présentation désastreuse. D’habitude, je suis plus…”
“Cohérent?” suggéra-t-elle avec un rire léger. “J’ai lu vos articles sur les passages secrets du Marais. Fascinants. Beaucoup plus clairs que votre exposé d’aujourd’hui, je dois dire.”
Marc sourit malgré lui. “Je manque de sommeil. Et de preuves tangibles, apparemment.”
“Les preuves sont surfaites,” répondit-elle avec un clin d’œil. “Dans notre domaine du moins. L’intuition compte tout autant, ne croyez-vous pas?”
Il hésita un instant, puis, se rappelant les mots du manuscrit (ne la laisse pas partir cette fois), se lança : “Accepteriez-vous de poursuivre cette conversation autour d’un dîner? Ce soir, peut-être?”
Le sourire de Sophie s’élargit. “Avec plaisir. Je connais un petit restaurant près d’ici, sur l’île Saint-Louis. Ils servent un coq au vin qui ferait pleurer un fantôme.”
Cette nuit-là, rentré chez lui après un dîner étonnamment agréable avec Sophie — trois heures de conversation passionnée sur les légendes parisiennes, leurs recherches respectives et une étrange coïncidence : elle travaillait aussi sur les bouquinistes historiques des quais de Seine — Marc retrouva le manuscrit noir posé sur son oreiller.
Étrange. Il était certain de l’avoir laissé dans le tiroir verrouillé de son bureau.
À trois heures treize exactement, la transformation se produisit à nouveau. Cette fois, Marc était prêt, assis devant le livre ouvert, une caméra numérique braquée sur les pages pour immortaliser le phénomène. Mais quand le moment vint, quand les symboles incompréhensibles se muèrent en français sous ses yeux ébahis, la vidéo ne montra qu’un écran noir, comme si la caméra avait cessé de fonctionner pendant ces quelques secondes cruciales.
Le texte, cependant, était là, devant lui, aussi clair que la veille.
“Tu l’as trouvée. Bien. Maintenant, cherche les traces de ceux qui m’ont lu avant toi. Ils ont laissé des marques dans la pierre et dans l’histoire. Le bouquiniste aux yeux gris n’est pas ce qu’il semble être. Regarde dans les archives de la ville, à la date du grand incendie. Cherche le visage qui ne change pas.”
Suivait une série de dates précises, s’étalant sur plus de deux siècles, chacune associée à un événement parisien : inondations, épidémies, révolutions, constructions de monuments.
Marc passa le reste de la nuit à noter fébrilement chaque mot, chaque indication, avant que le texte ne s’efface à nouveau au premier rayon de l’aube. À sept heures du matin, il était déjà en route pour les Archives Municipales de Paris.
Chaque nuit suivante, le manuscrit révélait un nouvel aspect de sa vie : des secrets enfouis de son passé, des rencontres à venir, des choix à faire. Chaque prédiction se réalisait avec une précision terrifiante.
“Ta mère t’a menti sur l’identité de ton père. Cherche dans la boîte bleue au fond de son grenier.” Vérification faite lors d’une visite impromptue chez sa mère en banlieue parisienne : des lettres d’amour signées par un homme qu’il n’avait jamais connu, différent de celui qu’elle lui avait toujours présenté comme son géniteur.
“L’homme qui te suit depuis trois jours n’est pas un simple passant. Il cherche ce que tu as trouvé.” Effectivement, Marc avait remarqué cette silhouette en imperméable beige qui semblait apparaître partout où il allait. Qui était-il? Un autre chercheur de vérités enfouies? Un rival? Ou quelqu’un — quelque chose — de plus sinistre encore?
“Sophie Lambert cache aussi ses secrets. Demande-lui ce qu’elle a vu dans les catacombes lors de cette nuit de décembre.” Conversation troublante avec Sophie, devenue proche en quelques jours à peine, qui lui avoua avoir vécu une expérience inexplicable dans les galeries interdites sous Paris : des chuchotements dans les ténèbres, des silhouettes furtives, et cette sensation persistante d’être observée par des yeux très anciens.
Le quatrième jour, suivant les indications du manuscrit, Marc découvrit dans les archives municipales une photographie sépia datant de 1857, représentant les premiers bouquinistes officiellement installés sur les quais. Parmi eux, un visage familier : le même vieil homme, avec la même cicatrice en forme de croissant sur la main gauche, la même expression indéchiffrable, la même boîte verte.
Impossible, et pourtant…
D’autres clichés suivirent, exhumés des recoins poussiéreux des archives ou des collections numériques de la Bibliothèque Nationale : 1900, une photographie de l’Exposition Universelle montrant la foule massée près de la Tour Eiffel nouvellement érigée, et parmi elle, légèrement en retrait mais parfaitement reconnaissable, le bouquiniste. 1942, une image clandestine de l’Occupation, des soldats allemands patrouillant sur les quais désertés, et en arrière-plan, la silhouette immuable devant sa boîte verte. 1968, manifestations étudiantes, pavés arrachés, barricades, et là encore, témoin silencieux des soubresauts de l’Histoire, le vieil homme. 2003, célébrations de la Nuit Blanche, et au milieu des installations artistiques contemporaines, comme un anachronisme vivant, le même visage, le même regard transparent.
Toujours le même homme, immuable, tandis que le monde changeait autour de lui.
“C’est impossible,” murmura Sophie lorsque Marc lui montra les images, soigneusement compilées dans un dossier. “Personne ne peut vivre aussi longtemps sans vieillir.”
Ils étaient assis dans un café près du Jardin du Luxembourg, leurs têtes penchées au-dessus des photographies étalées sur la table. Dehors, la pluie fine de Paris enveloppait la ville d’un voile gris perle.
“Et pourtant,” répondit Marc, “les preuves sont là. Ce n’est pas une ressemblance, Sophie. C’est la même personne. Et ce livre…” Il tapota la sacoche en cuir où reposait le manuscrit, qu’il ne quittait plus. “Ce livre sait des choses qu’il ne devrait pas savoir.”
Sophie mordilla sa lèvre inférieure, geste qu’il avait appris à reconnaître comme un signe de concentration intense chez elle. “Marc, je ne remets pas en question ce que tu as vu. Les symboles qui se transforment, les prédictions… Mais as-tu envisagé que, peut-être…”
“Que je deviens fou?” compléta-t-il avec un sourire amer. “Bien sûr que j’y ai pensé. Mais comment expliquer les photographies? Comment expliquer que le livre ait su pour mon père, pour l’homme qui me suivait, pour ton expérience dans les catacombes que tu n’avais racontée à personne?”
Elle soupira, passant une main dans ses cheveux flamboyants. “D’accord. Admettons que tout ceci soit réel. Que ce bouquiniste soit… quoi? Un immortel? Un voyageur temporel? Et ce livre, une sorte d’oracle? Que comptes-tu faire de cette information?”
Marc se tut un instant, fixant les gouttes de pluie qui glissaient le long de la vitre. “Je ne sais pas encore. Mais je sais que nous devons le retrouver. Le bouquiniste. Lui seul détient les réponses.”
“Il t’a donné sept jours, c’est ça?” Sophie consulta sa montre. “Si je compte bien, il ne t’en reste que trois.”
Le cinquième jour, le message du manuscrit fut particulièrement troublant : “Tu n’es pas le premier à me lire, tu ne seras pas le dernier. Certains lecteurs ont rejoint les pages de l’Histoire, d’autres ont été effacés. Ta Sophie est liée à tout ceci plus que tu ne le crois. Demande-lui pour la marque qu’elle porte.”
Sophie, d’abord réticente, finit par lui montrer : derrière son oreille droite, partiellement cachée par ses cheveux, une minuscule tache de naissance en forme de croissant, identique à la cicatrice du bouquiniste.
“J’ai toujours eu ça,” expliqua-t-elle, mal à l’aise. “Ma grand-mère disait que c’était une marque de destinée. Je n’y ai jamais vraiment prêté attention.”
Le sixième jour, le manuscrit lui révéla sa propre mort.
“À moins que tu ne changes le cours des choses, ta vie s’achèvera demain au crépuscule. Sur le Pont des Arts, alors que les derniers rayons du soleil teinteront la Seine de sang. L’homme à l’imperméable beige sera ton bourreau. Il sert d’autres maîtres, d’autres livres. Il cherche à m’empêcher de révéler les vérités enfouies sous les pierres de Paris.”
Marc relut ce passage plusieurs fois, le cœur battant à se rompre. La mort. Sa mort. Prédite avec la même assurance tranquille que les autres événements, tous avérés jusqu’à présent.
“Tu peux choisir d’éviter ce destin. Ne te rends pas sur le pont demain. Reste enfermé. Vis. Mais sache que chaque choix a son prix. Si tu échappes à ton destin, un autre prendra ta place. Les vies sont liées comme les pages d’un livre. Rien ne se perd, tout se transforme.”
Il n’en dit rien à Sophie lorsqu’ils se retrouvèrent pour dîner ce soir-là. À quoi bon l’inquiéter? À quoi bon partager cette sombre prophétie qui n’était peut-être qu’une élucubration d’un esprit dérangé — le sien, ou celui qui avait créé ce livre maudit?
Pourtant, en la regardant rire à ses plaisanteries maladroites, en observant la manière dont la lumière des bougies dansait sur sa peau d’ivoire, Marc sentit une certitude s’installer en lui. Quoi qu’il arrive, quelle que soit la vérité derrière ce manuscrit énigmatique, il ne laisserait rien ni personne lui arracher cette chance de bonheur, cette connexion naissante mais déjà profonde avec Sophie.
Ils se quittèrent tard dans la nuit, après une longue promenade sur les berges de la Seine. Avant de partir, Sophie lui prit les mains, son regard vert plongé dans le sien.
“Quoi qu’il se passe demain, Marc, souviens-toi que les histoires peuvent toujours être réécrites. Même les plus anciennes. Même les plus sombres.” Puis elle l’embrassa, un baiser qui avait le goût de promesse et d’adieu mêlés.
Le septième matin, celui de sa mort annoncée, Marc se réveilla avec une résolution ferme. Il ne se cacherait pas. Il n’éviterait pas le pont. Il affronterait son destin, quel qu’il soit, mais surtout, il retrouverait le bouquiniste et exigerait des réponses.
Le manuscrit, qu’il avait gardé près de lui toute la nuit, semblait plus lourd entre ses mains, comme chargé d’un poids invisible. Pour la première fois depuis qu’il l’avait acquis, les symboles indéchiffrables demeurèrent inchangés malgré l’heure tardive. Pas de nouveau message. Pas de nouvelle prédiction. Comme si le livre avait dit tout ce qu’il avait à dire.
Marc retourna sur les quais, le manuscrit serré contre sa poitrine. La journée était étrangement belle pour un février parisien, le ciel dégagé d’un bleu presque irréel, l’air vif mais pas glacial. Une journée parfaite pour vivre. Ou pour mourir.
La boîte verte avait disparu, comme il s’y attendait. Il arpenta les berges pendant des heures, interrogeant les autres bouquinistes, montrant la photo du vieil homme tirée des archives. Personne ne se souvenait d’un bouquiniste à la cicatrice en croissant. C’était comme s’il n’avait jamais existé.
Le soleil commençait sa descente vers l’horizon, teintant progressivement le ciel de nuances dorées puis cuivrées. L’heure approchait. Marc savait qu’il devrait éviter le Pont des Arts, fuir cette mort programmée. Et pourtant, ses pas le conduisaient inexorablement dans cette direction, comme guidés par une force supérieure à sa volonté.
À son téléphone portable, vibrante d’inquiétude : “Marc, où es-tu? J’ai trouvé quelque chose d’important dans les archives de ma grand-mère. Des lettres, des journaux intimes. Elle connaissait le bouquiniste! Il faut qu’on parle. Ne va pas sur le pont!”
Trop tard. Il y était déjà. Le Pont des Arts, cette passerelle piétonnière reliant le Louvre à l’Institut de France, autrefois alourdie par des milliers de cadenas d’amour, maintenant débarrassée de ce poids symbolique mais chargée, pour Marc, d’une tout autre symbolique.
Le pont était presque désert à cette heure entre chien et loup, quelques touristes épars capturant les dernières lueurs du jour sur la Seine, un pêcheur solitaire remballant son matériel, et… là-bas, à l’autre extrémité, une silhouette familière. L’homme à l’imperméable beige.
Marc sentit son cœur s’accélérer. Alors c’était vrai. Tout était vrai. Le manuscrit avait prédit cet instant, ce face-à-face, cette fin.
L’homme commença à avancer vers lui d’un pas mesuré, sa main droite enfoncée dans la poche de son imperméable, probablement serrée autour d’une arme. Marc resta immobile, paralysé non pas tant par la peur que par la fascination morbide de voir une prophétie se réaliser sous ses yeux.
C’est alors qu’il aperçut, à quelques mètres sur sa gauche, la silhouette du bouquiniste se détachant contre le couchant, près de la rambarde du pont. L’homme l’attendait, son regard transparent fixé sur lui, impassible comme toujours.
“Vous savez qui je suis,” dit le vieil homme, ce qui n’était pas une question.
“Vous êtes là depuis le début,” murmura Marc, ignorant momentanément la menace qui s’approchait. “Vous ne vieillissez pas. Ce manuscrit… il prédit l’avenir. Comment est-ce possible?”
“Pas exactement,” corrigea le bouquiniste. “Il ne prédit pas l’avenir. Il le façonne. Comme je façonne les histoires qui transitent par mes mains.”
Marc jeta un regard nerveux par-dessus son épaule. L’homme à l’imperméable n’était plus qu’à une dizaine de mètres, et maintenant, Marc pouvait voir son visage, ordinaire à l’exception de ses yeux, d’un gris identique à ceux du bouquiniste, comme si une même essence habitait deux corps différents.
“Qui êtes-vous réellement?” demanda Marc, revenant au vieil homme. “Et qui est-il?”
Le bouquiniste tendit la main, celle marquée du croissant pâle. “Le livre a terminé son cycle avec vous. Il doit me revenir avant que mon… collègue ne s’en empare.”
“Votre collègue? Vous travaillez ensemble?”
“Non,” répondit le vieil homme, et pour la première fois, Marc perçut une émotion dans sa voix – quelque chose comme de la tristesse, ou peut-être du regret. “Nous sommes plutôt des opposés. Deux faces d’une même pièce. Je préserve les histoires. Il les efface.”
L’homme à l’imperméable s’était arrêté à quelques pas, observant leur échange sans intervenir, comme s’il attendait quelque chose.
“Comment est-ce possible?” insista Marc, refusant de lâcher le manuscrit. “Qui êtes-vous?”
Le vieil homme sourit, de ce sourire trop parfait. “J’ai eu beaucoup de noms à travers les âges. Certains m’ont appelé Chronos, d’autres Saturne. Les Égyptiens me connaissaient sous le nom de Thot, les Celtes m’appelaient Ogma. Les plus perspicaces ont compris que je suis simplement le Gardien des Récits.”
“Des récits?”
“Chaque vie est une histoire, Marc Dufresne. Certaines méritent d’être réécrites, d’autres prolongées. J’observe, j’ajuste, je préserve l’équilibre des narrations. Paris est un carrefour d’histoires, un palimpseste vivant où chaque pierre raconte mille vies. Je veille sur ces récits depuis la fondation de Lutèce.”
Le bouquiniste s’approcha, si près que Marc pouvait voir les filaments dorés qui striaient ses iris gris. “Et lui,” ajouta-t-il en désignant l’homme à l’imperméable d’un mouvement de tête, “il est le Censeur. Celui qui efface ce qui ne doit pas être su, qui supprime les histoires dangereuses, qui maintient l’ignorance.”
L’homme à l’imperméable s’avança enfin, sa voix aussi ordinaire que son apparence. “Quelle vision romantique de notre opposition, Gardien. Tu oublies de mentionner que tes précieux récits ont causé des guerres, des folies, des cataclysmes. Ce manuscrit,” il pointa le livre, “a détruit plus de vies qu’il n’en a éclairé.”
“Chaque vérité a son prix,” répondit calmement le bouquiniste. “Mais sans vérité, que reste-t-il? Une existence d’ombres, de mensonges confortables.”
Marc regardait alternativement les deux êtres, réalisant progressivement qu’il se trouvait au centre d’un conflit bien plus ancien et plus vaste que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Le soleil touchait maintenant l’horizon, teintant la Seine d’écarlate, comme l’avait prédit le manuscrit.
“Vous avez lu votre fin,” murmura le bouquiniste en se tournant vers Marc. “Mais sachez ceci : toute histoire peut être modifiée par son protagoniste. Le manuscrit montre le chemin le plus probable, pas le seul possible.”
“Assez parlé,” trancha le Censeur en sortant un petit objet de sa poche – non pas une arme, comme l’avait craint Marc, mais un briquet en argent gravé du même symbole spiralé que celui à peine visible sur la tranche du manuscrit. “Remets-moi le livre, historien, et peut-être t’épargnerai-je.”
Marc sentit une main se poser sur son épaule. Sophie. Elle les avait rejoints, le souffle court d’avoir couru. “Marc, ne lui donne pas. Ma grand-mère… elle était l’une d’entre eux. Une Gardienne. Elle a protégé ce manuscrit pendant des décennies jusqu’à sa disparition.”
Le Censeur eut un rire sans joie. “La lignée des Lambert. Toujours à fouiller où il ne faut pas.” Son regard gris se durcit. “Ta grand-mère n’a pas disparu, jeune femme. Je l’ai effacée, comme j’effacerai ton ami si nécessaire.”
Marc hésita, puis tendit le livre au bouquiniste. “C’est à vous qu’il appartient, n’est-ce pas?”
“Il n’appartient à personne,” répondit le vieillard. “Il existe, simplement. Comme les histoires existent, attendant d’être découvertes, racontées, préservées.”
Le Censeur fit un pas en avant. “Je ne te laisserai pas perpétuer ce cycle, Gardien. Trop de sang a déjà coulé à cause de tes révélations.”
“Et combien d’innocents ont souffert de ton silence?” rétorqua le bouquiniste. Puis, se tournant vers Marc et Sophie : “Vous avez un choix à faire. Maintenant. Le libre-arbitre est la seule force que ni lui ni moi ne pouvons contrôler.”
Dans un geste rapide, le Censeur s’élança, tentant de s’emparer du manuscrit. Marc recula instinctivement, trébuchant contre la rambarde du pont. Le livre lui échappa des mains, s’ouvrant en plein vol au-dessus des eaux rougeoyantes de la Seine.
“Non!” crièrent en même temps le Gardien et le Censeur.
Une fraction de seconde avant que le manuscrit ne touche l’eau, ses pages s’illuminèrent d’une lueur dorée. Les symboles indéchiffrables dansèrent, se métamorphosant en une myriade de caractères de toutes les langues, passées, présentes et peut-être futures. Puis le livre disparut sous la surface, laissant derrière lui un tourbillon de lumière qui se dissipa progressivement.
Un silence stupéfait s’abattit sur le pont. Le Censeur fixait l’eau, son visage déformé par la rage. “Sais-tu ce que tu as fait, imbécile?” siffla-t-il à Marc. “Les histoires… elles vont s’échapper. Se répandre. Contaminer…”
“Elles vont vivre,” corrigea doucement le bouquiniste, un sourire énigmatique aux lèvres. “Comme elles le doivent.”
Le Censeur lui jeta un regard venimeux. “Ce n’est pas terminé, Gardien. Ça ne le sera jamais.” Puis il tourna les talons et s’éloigna rapidement, sa silhouette se fondant dans la pénombre grandissante comme s’il n’avait jamais existé.
“Et maintenant?” demanda Sophie, serrant la main de Marc dans la sienne. “Qu’allons-nous faire?”
Le bouquiniste contempla le fleuve où avait disparu le manuscrit. “Maintenant, vous vivez votre histoire en sachant qu’elle vous appartient.” Il sortit de sa poche un petit livre relié de cuir rouge. “Certains reviennent, vous savez. Dans dix ans, vingt ans, quand ils ont besoin de voir plus loin dans leur récit.”
“Je vous retrouverai?” demanda Marc.
“Si votre récit l’exige.” Le vieil homme se détourna, sa silhouette se fondant étrangement dans les ombres grandissantes. “Au fait, Sophie…” Il effleura son oreille, là où se trouvait la marque en croissant. “Ta grand-mère serait fière. La lignée continue.”
Puis, s’adressant à Marc : “Quant à toi, n’oublie pas que les histoires ont besoin d’être racontées pour exister véritablement. C’est leur seule immortalité. Et la nôtre.”
Lorsqu’ils voulurent répondre, le bouquiniste avait disparu. Seule demeurait, posée sur le parapet du pont, une page arrachée du manuscrit. Le français moderne s’effaçait déjà, retournant aux symboles mystérieux, mais Marc et Sophie eurent le temps de lire une dernière ligne :
“Et parfois, très rarement, un lecteur devient gardien à son tour…”
Sophie porta la main à son oreille, touchant sa marque en forme de croissant. “Ma grand-mère m’a toujours dit que j’étais destinée à quelque chose de plus grand que moi.”
Marc sentit une sensation étrange dans sa paume gauche. Lorsqu’il la regarda, une fine ligne blanche en forme de croissant commençait à apparaître.
À l’horizon, Paris s’illuminait d’un million de récits attendant d’être découverts, préservés, et peut-être, pour certains, effacés. Mais cela, c’était une autre histoire. Leur histoire.
Texte issu des légendes de Calahaan