Sarah regardait tendrement sa fille Emma faire des grimaces devant le grand miroir du salon. À huit ans, Emma était une enfant unique, au sens propre comme au figuré.Son diagnostic d’autisme à l’âge de trois ans avait bouleversé le quotidien de Sarah, mais elle s’était adaptée avec une force qu’elle ne se soupçonnait pas. Mère célibataire depuis que le père d’Emma avait préféré fuir ses responsabilités plutôt que d’affronter la réalité du handicap de sa fille, Sarah avait appris à trouver de la joie dans les petites victoires quotidiennes.
“Allez, maman, ton tour!” s’exclama Emma en sautillant.
Sarah sourit et se plaça face à sa fille pour leur jeu préféré: le jeu du miroir. C’était l’une des rares activités interactives qu’Emma appréciait vraiment. La petite fille aux cheveux châtains et aux yeux bleu profond leva les mains au-dessus de sa tête et poussa un petit rugissement qui ressemblait vaguement à celui d’un lion. Sarah l’imita immédiatement, transformant son visage en une grimace féroce qui fit éclater de rire Emma.
“Maintenant, fais l’éléphant!” demanda la petite fille.
Sarah plaça son bras devant son visage comme une trompe et émit un barrissement qui résonna dans l’appartement. Emma l’imita parfaitement, avec une précision qui contrastait avec ses difficultés habituelles à reproduire des comportements sociaux. C’était un paradoxe qui fascinait Sarah: sa fille, qui avait tant de mal à comprendre les expressions faciales au quotidien, excellait dans ce jeu d’imitation bien spécifique.
Leur routine quotidienne était réglée comme du papier à musique. Réveil à 6h30, petit-déjeuner avec les céréales exactement disposées dans le bol bleu (jamais le rouge, jamais le blanc), habillage dans un ordre immuable, départ pour l’école spécialisée à 7h45 précises. Sarah travaillait comme graphiste freelance, ce qui lui permettait de gérer son emploi du temps en fonction des besoins d’Emma. Les après-midis étaient consacrés aux thérapies comportementales, aux devoirs adaptés, et aux promenades au parc quand la météo le permettait.
Les soirées suivaient un rituel tout aussi strict: dîner à 18h30, bain à 19h15, histoire à 19h45, et coucher à 20h précises. Emma avait besoin de cette prévisibilité pour se sentir en sécurité.
Mais depuis quelques semaines, le sommeil d’Emma s’était considérablement dégradé. Sarah l’entendait s’agiter, parfois crier dans son sommeil. Au matin, la petite fille semblait épuisée, avec des cernes sous ses beaux yeux bleus, et ses crises sensorielles étaient plus fréquentes et plus intenses. À plusieurs reprises, Sarah l’avait retrouvée assise dans son lit en pleine nuit, le regard fixe, comme si elle écoutait attentivement quelque chose que Sarah ne pouvait pas entendre.
“Tu as encore fait un cauchemar cette nuit, ma chérie?” demanda Sarah en préparant le petit-déjeuner ce matin-là.
Emma, qui alignait méticuleusement ses céréales dans son bol, secoua la tête sans répondre. Sarah soupira. La communication restait leur plus grand défi. Emma parlait, mais ses réponses étaient souvent décalées, comme si une partie du message se perdait entre elles.
“Est-ce que tu as mal quelque part? Tu te sens malade?”
“Le monsieur parle bizarre,” répondit Emma sans lever les yeux de son bol.
Sarah fronça les sourcils. “Quel monsieur, ma puce?”
“Celui qui vient quand tu dors.”
Un frisson parcourut l’échine de Sarah. Ce n’était pas la première fois qu’Emma mentionnait un visiteur nocturne imaginaire, mais l’insistance de ces dernières semaines commençait à l’inquiéter sérieusement.
Ce même jour, lors de sa pause déjeuner, Sarah retrouva son amie Claire dans un petit café près de son espace de coworking. Claire, mère de deux enfants, dont un petit garçon diagnostiqué avec un trouble du spectre autistique, était devenue une alliée précieuse. Leurs échanges hebdomadaires étaient pour Sarah une bouffée d’oxygène, un espace où elle pouvait parler librement des défis et des joies d’élever un enfant différent.
“Emma ne dort toujours pas bien?” demanda Claire après que Sarah lui eut raconté leur matinée difficile.
“Non, et elle parle de plus en plus de ce ‘monsieur’ qui viendrait dans sa chambre pendant la nuit. Je commence vraiment à m’inquiéter.”
Claire hocha la tête, compréhensive. “Tu as essayé d’installer une veilleuse? Parfois, les ombres peuvent créer des illusions effrayantes.”
“On a déjà essayé trois modèles différents. Rien ne change.”
Claire sortit alors son téléphone et commença à chercher quelque chose. “J’ai entendu parler d’une application qui pourrait peut-être t’aider. Ma cousine l’utilise pour son bébé qui faisait des apnées du sommeil. Ça enregistre tous les bruits pendant la nuit et te permet de les réécouter le matin.”
“Je ne sais pas… Je n’aime pas trop l’idée d’espionner Emma,” hésita Sarah.
“Ce n’est pas de l’espionnage si c’est pour comprendre ce qui perturbe son sommeil. Regarde, l’application s’appelle ‘NightWatch’. Elle est bien notée, et en plus, elle ne stocke pas les données en ligne, tout reste sur ton téléphone.”
Sarah examina l’écran que lui tendait Claire. L’interface de l’application semblait simple, avec des fonctionnalités de détection de bruits anormaux et d’enregistrement automatique.
“Je suppose que ça vaut le coup d’essayer,” concéda-t-elle finalement. “Au moins, je saurai si elle parle réellement dans son sommeil ou si ce sont des terreurs nocturnes.”
Ce soir-là, après avoir bordé Emma et lui avoir lu son histoire préférée sur une famille de hérissons, Sarah installa discrètement son téléphone sur la commode de la chambre. Elle lança l’application NightWatch, régla les paramètres comme recommandé, et quitta la pièce sur la pointe des pieds.
Une fois dans le salon, elle s’installa avec son ordinateur portable pour terminer quelques travaux de graphisme, mais son esprit revenait sans cesse à ce téléphone qui enregistrait silencieusement dans la chambre d’Emma. Se sentait-elle coupable? Un peu. Mais son inquiétude maternelle était plus forte.
Cette nuit-là, Sarah dormit d’un sommeil léger, se réveillant au moindre craquement de l’appartement. Mais contrairement aux nuits précédentes, elle n’entendit pas Emma s’agiter ou crier. Un progrès, peut-être?
Au matin, pendant qu’Emma prenait son petit-déjeuner, Sarah récupéra son téléphone et consulta l’application. NightWatch avait détecté trois épisodes d’activité sonore, mais rien d’alarmant selon l’analyse automatique. Sarah brancha ses écouteurs et écouta le premier enregistrement: Emma qui se retournait dans son lit et marmonnait quelques mots incompréhensibles. Le deuxième était similaire.
Le troisième enregistrement, capturé vers 3h du matin, ne contenait que le silence et la respiration régulière d’Emma. Sarah soupira, à la fois soulagée et légèrement déçue. Elle s’était attendue à… quoi exactement? À entendre la voix de ce “monsieur” imaginaire?
“On dirait que tu as bien dormi cette nuit, ma puce,” dit-elle à Emma en lui caressant les cheveux.
Emma leva les yeux de son bol de céréales. “Il n’est pas venu,” déclara-t-elle simplement.
Les jours suivants établirent une nouvelle routine. Chaque matin, Sarah écoutait les enregistrements de la nuit, généralement sans rien trouver d’anormal. Les nuits d’Emma semblaient s’être améliorées, et Sarah commençait à penser que la simple présence du téléphone, agissant comme une sorte de talisman protecteur, avait suffi à apaiser l’imagination débordante de sa fille.
Mais au septième jour, quelque chose changea.
Sarah était en train d’écouter l’enregistrement pris à 2h47 du matin. Au début, il n’y avait que les bruits habituels: le froissement des draps, la respiration d’Emma, le léger bourdonnement du radiateur. Puis un son étrange attira son attention. C’était comme un grattement, léger mais distinct, qui semblait provenir de la fenêtre de la chambre. Sarah augmenta le volume et réécouta le passage.
Oui, c’était bien un grattement, suivi d’un bruit qui ressemblait à un léger glissement. Puis le silence reprit, avant qu’Emma ne se retourne dans son lit en murmurant quelque chose qui ressemblait à “pas maintenant”.
Sarah sentit un frisson parcourir son corps. Elle se rappela que la chambre d’Emma était au troisième étage, et que la fenêtre donnait sur la façade de l’immeuble, sans balcon ni corniche. Rien ne pouvait gratter à cette fenêtre, à moins qu’un oiseau ne s’y soit posé en pleine nuit…
“C’est ridicule,” murmura-t-elle pour se rassurer. “Probablement une branche d’arbre poussée par le vent.”
Mais il n’y avait pas d’arbre devant leur immeuble.
Ce soir-là, Sarah vérifia deux fois la fermeture de toutes les fenêtres avant de se coucher. Elle plaça également le téléphone un peu plus près du lit d’Emma, espérant obtenir un enregistrement plus clair si les bruits étranges se reproduisaient.
Ils se reproduisirent, et ils empirèrent.
Au cours des nuits suivantes, les grattements devinrent plus fréquents et plus insistants. Parfois, ils étaient accompagnés de ce qui ressemblait à des chuchotements, trop faibles pour être compris. Sarah commença à inspecter minutieusement la fenêtre d’Emma chaque jour, cherchant des marques ou des signes d’intrusion, mais elle ne trouvait jamais rien d’anormal.
Emma, quant à elle, semblait moins perturbée qu’auparavant. Elle dormait mieux, malgré ces bruits nocturnes que Sarah était désormais seule à connaître grâce aux enregistrements. La petite fille ne mentionnait plus le “monsieur” qui venait la nuit, et Sarah hésitait à lui poser des questions, craignant de réveiller ses peurs.
Un matin, alors qu’elle écoutait l’enregistrement de la nuit précédente, Sarah entendit quelque chose qui la glaça sur place. Après les grattements habituels à la fenêtre, il y eut un silence, puis clairement, distinctement, une voix.
Ce n’était pas la voix d’Emma. C’était une voix grave, rauque, qui parlait dans une langue que Sarah ne reconnaissait pas. Les sons étaient gutturaux, presque comme des grognements rythmés, formant ce qui semblait être des phrases. La voix parlait doucement, comme si elle racontait une histoire ou récitait un poème.
Puis, au milieu de ce monologue incompréhensible, Sarah entendit quelque chose qui la fit sursauter: la voix d’Emma qui répondait.
“Oui, je comprends,” disait clairement sa fille, avant d’enchaîner avec ce qui semblait être la même langue étrange que l’autre voix.
Sarah lâcha son téléphone comme s’il l’avait brûlée. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Ce qu’elle venait d’entendre était impossible. Emma ne parlait pas de langues étrangères. Elle avait même des difficultés avec sa langue maternelle en raison de son autisme.
“Emma?” appela Sarah d’une voix tremblante.
Sa fille était dans le salon, tranquillement occupée à aligner ses figurines d’animaux par ordre de taille. Elle leva les yeux, un sourire innocent sur le visage. “Oui, maman?”
Sarah s’approcha et s’accroupit devant elle. “Ma chérie, est-ce que… est-ce que tu parles avec quelqu’un pendant la nuit?”
Emma pencha la tête sur le côté, comme elle le faisait souvent quand elle réfléchissait. “Avec le monsieur du miroir,” répondit-elle simplement, avant de retourner à ses figurines.
“Le monsieur du miroir?” répéta Sarah, la gorge sèche.
“Il dit qu’il est comme moi, mais de l’autre côté.”
Sarah regarda autour d’elle, son regard s’arrêtant sur le grand miroir du salon où elles jouaient souvent au jeu des imitations. Un sentiment de malaise s’empara d’elle, comme si quelqu’un l’observait à travers son propre reflet.
“Et qu’est-ce qu’il te dit, ce monsieur?”
Emma haussa les épaules. “Des histoires. Des secrets. Comment faire pour que les autres m’entendent.”
Cette nuit-là, Sarah ne put se résoudre à laisser Emma dormir seule. Elle installa un matelas gonflable à côté du lit de sa fille et s’y allongea, le téléphone serré dans sa main, l’application NightWatch prête à enregistrer. Emma s’endormit rapidement, indifférente à cette nouvelle disposition.
Sarah, en revanche, resta éveillée, scrutant chaque ombre, tendant l’oreille au moindre bruit. La fenêtre, qu’elle avait vérifiée trois fois, était solidement verrouillée. Elle avait même placé un ruban adhésif sur le cadre, un truc appris dans une émission policière, qui se briserait si quelqu’un tentait de l’ouvrir.
Les heures passèrent lentement. Minuit, puis une heure, puis deux heures du matin. Rien ne se produisit, et Sarah commença à se détendre légèrement. Peut-être que sa présence dissuadait ce “visiteur”, quel qu’il soit. Ou peut-être que tout cela n’était qu’un produit de son imagination surmenée, nourrie par les paroles énigmatiques d’Emma.
À 2h43, alors que Sarah commençait à somnoler, un bruit la réveilla en sursaut. Les grattements. Ils venaient bien de la fenêtre, exactement comme dans les enregistrements. Sarah se redressa, le cœur battant, les yeux fixés sur la vitre. Le ruban adhésif était intact, la fenêtre fermée, mais les grattements continuaient, comme si quelque chose essayait désespérément d’entrer.
Puis ils cessèrent brusquement. Sarah retint son souffle, attendant. Le silence qui suivit lui parut plus effrayant encore que les grattements.
C’est alors qu’elle l’entendit. La voix. Cette même voix grave et rauque qu’elle avait entendue dans l’enregistrement, parlant cette langue incompréhensible. Mais elle ne venait pas de la fenêtre.
Elle venait d’Emma.
Sarah tourna lentement la tête vers sa fille. Emma était assise dans son lit, parfaitement immobile, le regard fixé sur un point au-delà de Sarah. Ses lèvres bougeaient, émettant ces sons gutturaux qui n’avaient rien à voir avec sa voix habituelle.
“Emma?” murmura Sarah, terrifiée.
Emma tourna la tête vers elle, mais ses yeux semblaient regarder à travers Sarah plutôt que de la voir. Puis elle parla, de sa voix normale cette fois:
“Le monsieur dit que tu ne devrais pas être ici.”
Sarah se leva d’un bond, saisit Emma par les épaules et la secoua doucement. “Emma! Réveille-toi, ma chérie!”
Les yeux d’Emma clignèrent plusieurs fois, puis son regard s’éclaircit. Elle semblait confuse, comme si elle sortait d’un rêve. “Maman? Pourquoi tu cries?”
Sarah serra sa fille contre elle, sentant les larmes couler sur ses joues. “Rien, mon cœur. Juste un mauvais rêve. Rendors-toi.”
Elle resta éveillée le reste de la nuit, tenant Emma dans ses bras, écoutant sa respiration redevenue paisible. À l’aube, Sarah avait pris sa décision: quelqu’un ou quelque chose s’introduisait dans leur appartement pendant la nuit. L’explication la plus rationnelle, aussi improbable soit-elle, était encore préférable à l’alternative.
Le lendemain, Sarah appela un serrurier pour changer toutes les serrures de l’appartement. Elle fit également installer un système d’alarme avec détecteurs de mouvement. Le technicien qui vint l’après-midi même lui jeta des regards curieux quand elle insista pour que des capteurs soient placés sur chaque fenêtre, y compris celle d’Emma au troisième étage.
“Vous avez eu des problèmes d’intrusion, madame?” demanda-t-il en programmant le boîtier de l’alarme.
“Des inquiétudes, disons,” répondit Sarah évasivement.
Cette nuit-là, avec leurs nouvelles serrures et leur système d’alarme activé, Sarah se sentait un peu plus en sécurité. Elle coucha Emma comme d’habitude, plaça le téléphone sur la commode, et retourna dans sa propre chambre, laissant les portes ouvertes pour entendre sa fille au moindre bruit.
À 2h40 du matin, l’alarme se déclencha.
Sarah bondit hors de son lit et courut vers la chambre d’Emma. Le système indiquait une détection de mouvement à la fenêtre de la chambre d’enfant, mais quand Sarah y pénétra, tout semblait normal. Emma dormait paisiblement, la fenêtre était fermée, le ruban adhésif intact. Aucun signe d’intrusion.
Sarah désactiva l’alarme, les mains tremblantes, et inspecta minutieusement la pièce. Rien n’avait bougé. Comment le détecteur avait-il pu se déclencher?
Elle vérifia le téléphone. NightWatch avait enregistré l’alarme, bien sûr, mais juste avant, il y avait eu les grattements habituels. Et la voix. Cette fois, l’enregistrement était plus clair que jamais:
“Bientôt, petite fille. Bientôt nous serons ensemble de l’autre côté du miroir.”
Puis la voix d’Emma qui répondait: “Je ne peux pas. Maman ne veut pas.”
Sarah lâcha le téléphone et se précipita vers le lit d’Emma. Sa fille dormait toujours, sa respiration régulière, son visage paisible. Sarah passa une main tremblante sur son front. Pas de fièvre. Pas de signes de détresse.
Que se passait-il? Sarah commençait à douter de sa propre santé mentale. Était-il possible qu’elle soit en train d’halluciner tout cela? Que le stress d’élever seule un enfant autiste l’ait finalement poussée au bord de la rupture psychique?
Mais les enregistrements étaient réels. La voix était réelle. Et l’alarme s’était réellement déclenchée.
Les jours suivants furent un cauchemar éveillé pour Sarah. Elle appela des experts en sécurité, des électriciens, même un spécialiste des parasites, pensant qu’un animal pourrait être la cause des bruits. Personne ne trouva rien d’anormal.
Les nuits continuaient leur sinistre routine: grattements, voix, conversations incompréhensibles avec Emma, et parfois le déclenchement inexpliqué de l’alarme. Sarah dormait à peine, perdait du poids, et commençait à avoir des difficultés à se concentrer sur son travail.
Claire, inquiète pour son amie, suggéra l’installation de caméras de surveillance. “Au moins, tu pourras voir exactement ce qui se passe,” argumenta-t-elle.
Sarah finit par céder et fit installer un système complet de vidéosurveillance, avec une caméra dans la chambre d’Emma et une dans le couloir. Les images étaient transmises directement à son téléphone et enregistrées sur un disque dur sécurisé.
Cette nuit-là, Sarah s’installa dans le salon, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone qui affichait le flux vidéo de la chambre d’Emma. Sa fille dormait tranquillement, la veilleuse projetant une douce lueur bleutée sur son visage.
À 2h39, les grattements commencèrent. Sur l’écran, Sarah pouvait voir la fenêtre, parfaitement close. Rien ne bougeait, et pourtant le son était là, capté par le microphone de la caméra. Sarah sentit un frisson glacé parcourir son échine.
Puis vint la voix. Cette fois, elle semblait venir de partout et de nulle part à la fois. Sarah scruta désespérément l’écran, cherchant sa source, mais la chambre était vide à l’exception d’Emma dans son lit.
Et puis Emma se redressa, comme tirée par des fils invisibles. Elle s’assit dans son lit, le dos droit, le regard fixé sur un point précis devant elle. Sarah regarda ce point sur l’écran, mais ne vit que le mur vide.
Emma commença à parler, d’abord dans cette langue étrange, puis en français: “Il dit que les miroirs sont des portes. Que certaines personnes peuvent passer à travers.”
Sarah laissa échapper un cri étranglé et courut vers la chambre d’Emma. Quand elle y pénétra, sa fille était exactement comme sur l’écran: assise, le regard fixe, parlant à quelqu’un d’invisible.
“Emma!” cria Sarah en allumant la lumière.
Emma cligna des yeux, momentanément désorientée. “Maman? Qu’est-ce qui se passe?”
Sarah saisit sa fille et la serra contre elle. “On s’en va, ma chérie. Maintenant.”
Sans prendre le temps de faire leurs bagages, Sarah enveloppa Emma dans une couverture, saisit son sac à main et ses clés, et quitta l’appartement. Elles passèrent le reste de la nuit dans un hôtel à l’autre bout de la ville.
Le lendemain matin, Sarah appela sa meilleure amie de l’université, qui habitait Provins, une petite ville médiévale à une heure de Paris. “Julie, j’ai besoin d’un énorme service. Est-ce que Emma et moi pouvons rester chez toi quelques jours?”
“Bien sûr,” répondit Julie sans hésiter. “Qu’est-ce qui se passe, Sarah? Tu as des problèmes?”
“C’est… compliqué. Je t’expliquerai quand on arrivera.”
Provins, avec ses remparts médiévaux et ses rues pavées, semblait un monde à part de la banlieue parisienne qu’elles venaient de quitter. La maison de Julie, une ancienne bâtisse rénovée près des fortifications, offrait une atmosphère chaleureuse et accueillante.
Emma s’adapta étonnamment bien à ce changement soudain, trouvant un plaisir inattendu à explorer le jardin de Julie avec son chat roux, Caramel. Sarah, quant à elle, passa les premiers jours dans un état second, alternant entre périodes de vigilance intense et moments d’épuisement absolu.
Julie écouta son histoire sans jugement, malgré l’incrédulité qu’on pouvait lire dans ses yeux. “Tu as pensé à consulter un médecin?” suggéra-t-elle doucement. “Pas pour Emma, mais pour toi. Le stress peut faire des choses étranges à notre esprit.”
Sarah hocha la tête. Elle y avait pensé, bien sûr. Mais les enregistrements étaient réels, et les caméras… Les caméras n’avaient rien montré d’anormal, à part Emma qui se réveillait et parlait toute seule. Était-ce possible que tout soit simplement dans sa tête? Que sa fille souffre simplement de troubles du sommeil liés à son autisme, et que son imagination maternelle épuisée ait créé tout le reste?
Mais alors, comment expliquer l’alarme qui se déclenchait? Les grattements? La voix qui parlait une langue inconnue?
Après une semaine chez Julie, Sarah commença à chercher un appartement à Provins. La petite ville offrait un rythme de vie plus lent, moins stressant, et Emma semblait s’y épanouir. Par chance, Sarah trouva un poste de graphiste dans une petite agence locale, et un mois après leur fuite nocturne, elles emménagèrent dans un charmant deux-pièces près du centre historique.
Les nuits étaient calmes à Provins. Pas de grattements, pas de voix étranges, pas d’alarmes qui se déclenchent sans raison. Emma dormait paisiblement, et ses progrès à l’école spécialisée locale étaient remarquables. Elle parlait plus, interagissait mieux avec les autres enfants, et ses crises sensorielles étaient moins fréquentes.
Sarah commença à se détendre, à croire que peut-être, juste peut-être, tout cela n’avait été qu’une terrible période de stress qui avait affecté sa perception de la réalité.
Jusqu’à ce que sa mère vienne leur rendre visite.
Catherine, la mère de Sarah, arriva un vendredi soir de printemps, apportant avec elle des cadeaux pour Emma et un air de normalité bienvenu. Elle s’extasia sur leur nouvel appartement, félicita Sarah pour son nouveau travail, et passa des heures à jouer avec Emma, montrant une patience que Sarah n’avait jamais réussi à lui faire déployer pour elle-même dans son enfance.
“Elle a vraiment fait des progrès incroyables,” commenta Catherine pendant qu’Emma faisait sa sieste de l’après-midi. “Tu as eu raison de quitter Paris. L’air de la campagne lui fait du bien.”
Sarah sourit, savourant ce moment de paix domestique. Sa mère avait eu du mal à accepter le diagnostic d’Emma au début, passant par toutes les phases classiques du déni parental: “Elle est juste un peu en retard”, “C’est une période”, “Les médecins exagèrent toujours”. Mais avec le temps, Catherine avait appris à connaître et à aimer Emma telle qu’elle était, avec ses particularités et ses talents uniques.
“Et toi, comment vas-tu vraiment?” demanda Catherine en posant une main sur celle de sa fille. “Tu sembles moins… tendue qu’avant.”
Sarah hésita. Elle n’avait jamais raconté à sa mère les véritables raisons de leur déménagement précipité, se contentant d’évoquer vaguement des “problèmes de voisinage” et “une opportunité professionnelle”. Comment expliquer ce qui s’était passé sans passer pour une folle?
“Je vais bien, maman. Vraiment bien. J’aime mon nouveau travail, et Emma s’épanouit ici.”
Catherine sembla satisfaite de cette réponse, et le reste de la journée se déroula dans une ambiance légère et joyeuse. Le soir, elles dînèrent toutes les trois sur la petite terrasse de l’appartement, profitant des derniers rayons du soleil printanier. Emma était particulièrement animée, racontant à sa grand-mère des histoires sur son école et sur Caramel, le chat de Julie qu’elles allaient voir régulièrement.
Après le dîner, Catherine annonça qu’elle devait repartir le lendemain matin pour Paris, où elle était attendue pour un déjeuner avec des amies.
“Si tôt?” s’étonna Sarah. “Je pensais que tu resterais tout le week-end.”
“J’aurais aimé, ma chérie, mais Jacqueline fête ses soixante ans demain, et j’ai promis d’être là. Je reviendrai bientôt, promis.”
Emma, qui avait écouté la conversation en silence, leva soudain les yeux de son dessin. “Mamie reste avec nous ce soir?”
“Oui, ma puce,” répondit Catherine en lui caressant les cheveux. “Je dors dans la chambre d’amis et je pars demain matin.”
Emma hocha la tête, puis retourna à son dessin. Sarah remarqua que sa fille avait dessiné ce qui ressemblait à un grand miroir, avec une silhouette sombre à l’intérieur.
Le lendemain matin, Catherine partit comme prévu, laissant Sarah et Emma seules pour leur week-end. Le temps était magnifique, et Sarah proposa une promenade dans les jardins médiévaux de la ville.
“On peut jouer au miroir avant?” demanda Emma alors qu’elles se préparaient à sortir.
Sarah hésita. Elles n’avaient pas joué à ce jeu depuis leur départ précipité de l’ancien appartement. Quelque part, dans un recoin de son esprit, Sarah l’associait à cette période troublée, à ces nuits de terreur et d’incompréhension.
Mais le regard plein d’espoir d’Emma était irrésistible. “D’accord, ma puce. Juste quelques minutes, d’accord?”
Elles s’installèrent dans le salon, face à face, comme elles l’avaient fait des centaines de fois auparavant. Le soleil printanier entrait à flots par la fenêtre, créant une atmosphère paisible qui contrastait avec l’étrange appréhension que ressentait Sarah.
“À toi de commencer,” dit Emma avec un enthousiasme qui rappela à Sarah l’innocence fondamentale de sa fille, malgré tout ce qu’elles avaient traversé.
Sarah sourit et prit une pose de grenouille, accroupie, les mains posées sur les genoux. Emma l’imita parfaitement, un large sourire illuminant son visage.
“Maintenant, le singe!” lança Sarah en se grattant les aisselles et en émettant des cris aigus.
Emma éclata de rire et reproduisit les gestes et les sons avec une précision amusante. Le jeu continua, passant du singe au serpent, puis à l’éléphant et au pingouin. Chaque imitation provoquait des éclats de rire chez Emma, et Sarah sentait sa propre appréhension fondre comme neige au soleil. C’était juste un jeu, après tout. Un jeu qui avait toujours fait du bien à Emma, l’aidant à développer ses compétences sociales et à renforcer leur lien.
“Et maintenant, l’ours!” s’exclama Sarah en se redressant de toute sa hauteur, bras levés au-dessus de la tête, doigts courbés comme des griffes. Elle poussa un rugissement grave et fit mine de charger Emma.
La réaction de sa fille fut immédiate et déchirante. Son sourire se figea, ses yeux s’écarquillèrent, et tout son corps se raidit comme une statue. Sarah s’arrêta net, soudain inquiète.
“Emma? Tout va bien, ma chérie?”
Emma ne répondit pas. Son regard semblait traverser Sarah pour se fixer sur un point derrière elle. Lentement, très lentement, Emma leva un bras, doigts courbés comme des griffes, dans une imitation parfaite de la posture d’ours de Sarah.
Puis elle parla.
Ce n’était pas la voix d’Emma. C’était cette voix, celle des enregistrements nocturnes, grave et rauque. Et c’étaient ces mots, ces sons gutturaux dans cette langue inconnue qui avait hanté leurs nuits à Paris.
Le sang de Sarah se glaça dans ses veines. “Emma!” cria-t-elle en s’élançant vers sa fille.
Mais avant qu’elle puisse l’atteindre, un fracas assourdissant retentit dans l’appartement. Sarah se retourna d’un bond pour voir le grand miroir du salon, celui devant lequel elles venaient de jouer, se fissurer de haut en bas avant d’exploser en milliers d’éclats qui se répandirent sur le parquet.
Dans la seconde qui suivit cette explosion, la voix d’Emma — sa vraie voix — s’éleva dans un cri de terreur pure. Sarah se précipita vers elle et la serra contre sa poitrine, protégeant instinctivement sa fille des débris de verre.
“Il est là, maman! Il est sorti!” cria Emma en se débattant.
Sarah suivit le regard terrorisé de sa fille vers le centre de la pièce, où se trouvait le miroir quelques instants plus tôt. Il n’y avait rien. Juste des éclats de verre éparpillés sur le sol.
“Il n’y a rien, ma chérie. Le miroir s’est juste cassé. C’est fini maintenant,” murmura Sarah, essayant de contrôler les tremblements de sa propre voix.
Emma continua à fixer l’espace vide avec horreur. Sarah savait que sa fille voyait quelque chose qu’elle ne pouvait pas percevoir. Et pour la première fois, elle admit à elle-même que cela ne signifiait pas qu’il n’y avait rien. Peut-être que l’autisme d’Emma ne lui donnait pas seulement une perception différente du monde, mais aussi une capacité à voir au-delà du voile de la réalité ordinaire.
Les jours qui suivirent furent calmes en apparence, mais une tension sous-jacente persistait. Sarah avait fait enlever tous les miroirs de l’appartement et avait même recouvert les surfaces brillantes qui pouvaient refléter des images. Emma semblait revenue à son état normal, bien qu’un peu plus silencieuse qu’à l’habitude.
Sarah avait presque réussi à se convaincre que l’incident du miroir avait été le dernier soubresaut d’une période de stress intense, quand Emma commença à développer un nouveau comportement troublant. Elle se mettait parfois à chanter doucement une mélodie que Sarah ne reconnaissait pas, une succession de notes dissonantes qui donnaient la chair de poule. Lorsque Sarah lui demandait d’où venait cette chanson, Emma répondait simplement: “C’est la chanson que le monsieur m’a apprise. Pour l’appeler quand j’ai besoin de lui.”
Un soir, alors qu’elles dînaient tranquillement, Emma posa sa fourchette et regarda sa mère avec une intensité inhabituelle.
“Maman, est-ce que tu sais pourquoi le monsieur du miroir s’intéresse à moi?”
Sarah reposa son verre lentement. “Non, ma chérie. Pourquoi penses-tu qu’il s’intéresse à toi?”
“Parce que je suis spéciale. Parce que je peux voir des choses que les autres ne voient pas. Il dit que je suis comme une porte.”
“Une porte vers quoi, Emma?”
“Vers son monde. Il dit qu’il a besoin de moi pour venir ici complètement. Pour l’instant, il ne peut qu’à moitié venir, comme un fantôme. Mais si je l’aide, il pourra devenir réel.”
Sarah sentit son estomac se nouer. “Et… tu veux l’aider?”
Emma pencha la tête, semblant réfléchir sérieusement à la question. “Je ne sais pas. Il me fait peur parfois. Mais il dit qu’il est triste et seul, et que personne ne le comprend. Comme moi.”
Sarah tendit la main et prit celle d’Emma. “Ma chérie, tu n’es pas seule. Tu m’as moi, et mamie, et Julie, et tes amis à l’école. Beaucoup de gens t’aiment et essayent de te comprendre.”
“Mais ils ne me comprennent pas vraiment, pas comme lui. Il voit le monde comme moi. Il sent les choses comme moi.”
Cette conversation troubla profondément Sarah. L’idée que cette entité, quelle qu’elle soit, manipule sa fille en jouant sur son sentiment d’isolement et d’incompréhension la remplissait d’une rage impuissante.
Les semaines passèrent dans une tranquillité précaire. Sarah avait consulté discrètement plusieurs spécialistes – psychologues, psychiatres, et même un parapsychologue – mais aucun ne lui avait fourni d’explication satisfaisante ou de solution concrète. Les médicaments prescrits pour aider Emma à dormir semblaient inefficaces, et la petite fille continuait parfois à parler dans son sommeil dans cette langue étrange.
Un soir, alors qu’elles étaient assises sur les marches du porche, regardant les étoiles, Emma posa une question qui prit Sarah au dépourvu.
“Maman, est-ce que tu crois qu’il y a d’autres mondes que le nôtre?”
Sarah hésita, incertaine de la réponse appropriée. “Que veux-tu dire, ma chérie?”
“Des mondes comme celui du monsieur du miroir. Des endroits où les choses sont différentes, où les gens sont différents.”
Sarah prit le temps de réfléchir avant de répondre. “Il y a des scientifiques qui pensent que c’est possible. Ils appellent ça des univers parallèles.”
Emma hocha la tête, comme si cette information confirmait quelque chose qu’elle savait déjà. “Le monsieur dit qu’il y a beaucoup de mondes, et que seuls certains d’entre nous peuvent les voir.”
“Et qu’est-ce que tu en penses?” demanda Sarah, curieuse de connaître la perspective de sa fille.
“Je pense qu’il y en a. Je pense que dans chaque monde, il y a des gens qui peuvent voir les autres mondes. C’est comme ça que l’univers reste en équilibre.”
Sarah médita ces paroles, frappée une fois de plus par la sagesse inattendue de sa fille. “Est-ce que tu regrettes parfois de ne pas être allée avec lui? Dans ce monde où tu serais ‘normale’?”
Emma secoua la tête sans hésitation. “Non. Je préfère être différente dans un monde avec toi, que normale dans un monde sans toi.”
Sarah serra sa fille contre elle, sentant une vague d’amour et de gratitude l’envahir. Elles restèrent ainsi longtemps, contemplant les étoiles en silence, chacune perdue dans ses pensées.
Cette conversation avait rassuré Sarah, lui donnant l’impression qu’Emma était suffisamment forte pour résister à l’influence de cette entité mystérieuse. Peut-être que tout irait bien, finalement.
Mais trois nuits plus tard, Sarah fut réveillée par un bruit sourd venant de la chambre d’Emma. Elle se leva d’un bond et courut vers la pièce voisine. La porte était fermée, alors qu’elle la laissait toujours entrouverte. Quand elle tenta de l’ouvrir, elle sentit une résistance, comme si quelque chose de lourd était poussé contre elle.
“Emma!” appela-t-elle, frappant à la porte. “Emma, ouvre-moi!”
Pas de réponse, mais des bruits étranges lui parvenaient de l’intérieur: des meubles qui semblaient se déplacer, des objets qui tombaient, et cette voix, cette terrible voix grave qui psalmodiait dans une langue inconnue.
Sarah poussa de toutes ses forces contre la porte, sentant l’adrénaline décupler sa force. Au bout de plusieurs tentatives, elle parvint à créer une ouverture suffisante pour se glisser dans la chambre.
Ce qu’elle découvrit la figea sur place.
La chambre d’Emma était dans un état de chaos total. Les meubles étaient renversés, les jouets éparpillés partout, les rideaux arrachés de leurs tringles. Mais ce qui glaça le sang de Sarah, ce n’était pas le désordre.
C’était l’absence d’Emma.
Le lit était vide, les draps froissés comme si quelqu’un en avait été arraché. La fenêtre était grande ouverte, les rideaux flottant dans la brise nocturne, mais Sarah savait qu’aucun intrus humain n’avait pu enlever sa fille. Ils étaient au deuxième étage, et il n’y avait aucun moyen d’accéder à cette fenêtre de l’extérieur.
“Emma!” hurla-t-elle, fouillant frénétiquement la pièce, regardant sous le lit, dans la penderie, dans chaque recoin où une petite fille aurait pu se cacher.
Puis son regard tomba sur le miroir de la coiffeuse d’Emma. C’était le seul objet de la pièce qui n’avait pas été dérangé. Il se tenait parfaitement droit, sa surface immaculée reflétant la chambre dévastée.
Sarah s’en approcha lentement, comme hypnotisée. Dans le reflet, elle pouvait voir la pièce, mais avec une légère différence. Les couleurs semblaient inversées, comme dans un négatif photographique. Et dans ce reflet, debout au centre de la chambre, se tenait Emma.
Mais ce n’était pas vraiment Emma. La silhouette avait la taille et la forme de sa fille, mais elle semblait… déformée. Comme vue à travers de l’eau troublée. Et à côté d’elle se tenait une autre silhouette, grande et indistincte, qui lui tenait la main.
“Emma!” cria Sarah, frappant le miroir de ses poings. “Emma, reviens!”
Le reflet d’Emma tourna lentement la tête vers elle. Ses yeux, d’un bleu électrique impossible, rencontrèrent ceux de Sarah. Ses lèvres bougèrent, formant des mots que Sarah ne pouvait pas entendre.
Mais elle pouvait les lire.
“Je suis désolée, maman. Il m’a dit que je serais heureuse là-bas. Que je serais comme tout le monde.”
La silhouette à côté d’Emma se pencha, comme pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Emma hocha la tête, puis regarda à nouveau Sarah.
“Il dit que tu peux venir aussi, si tu veux. Mais tu seras différente là-bas, comme je suis différente ici.”
Sarah sentit les larmes couler sur ses joues. “Emma, s’il te plaît, ne fais pas ça. Reviens. On trouvera un moyen de t’aider, de te rendre la vie plus facile ici.”
Emma sourit tristement. “Ce n’est pas à moi qu’il faut rendre la vie plus facile, maman. C’est au monde qu’il faut changer pour qu’il accepte les gens comme moi.”
La silhouette à côté d’Emma resserra sa prise sur sa main. Ensemble, ils commencèrent à s’éloigner, devenant de plus en plus petits, comme s’ils marchaient vers un horizon lointain à l’intérieur du miroir.
“Emma!” hurla Sarah, frappant de plus en plus fort contre la surface du miroir. “EMMA!”
Soudain, le miroir se fissura sous l’impact de ses poings. Une toile d’araignée de fractures se répandit sur toute sa surface. Dans le reflet brisé, Sarah vit Emma se retourner une dernière fois, une expression de surprise et peut-être de regret sur son visage.
Puis le miroir explosa, projetant des fragments dans toute la pièce.
Sarah s’effondra à genoux parmi les éclats de verre, sanglotant. Elle savait, avec une certitude déchirante, qu’Emma était partie. Attirée dans cet autre monde, ce monde miroir où l’autisme était la norme et où les “neurotypiques” étaient les différents.
Les jours qui suivirent furent un cauchemar de procédures policières, de recherches infructueuses et de questions sans réponses. Comment expliquer aux autorités qu’une fillette de huit ans avait disparu à travers un miroir, emmenée par une entité d’un autre monde? Sarah essaya de leur raconter ce qui s’était passé dans leur ancien appartement, les voix nocturnes, les grattements, le comportement étrange d’Emma. Mais elle vit bien vite dans leurs regards qu’ils la considéraient comme une mère perturbée dont la fille avait probablement fugué ou, pire, qui avait peut-être elle-même fait du mal à son enfant.
Finalement, on lui conseilla de consulter un psychiatre. Le diagnostic tomba rapidement: dépression psychotique avec délire paranoïaque. On lui prescrivit des médicaments qu’elle fit semblant de prendre, tout en poursuivant ses propres recherches.
Sarah passa des mois à étudier les miroirs, l’autisme, les théories sur les univers parallèles. Elle consulta des médiums, des parapsychologues, des physiciens théoriques. Personne ne put lui apporter de réponse concrète, mais elle accumula suffisamment d’indices pour forger sa propre théorie: les enfants autistes comme Emma avaient une perception différente de la réalité qui leur permettait parfois de percevoir d’autres dimensions. Et certaines entités de ces dimensions pouvaient les repérer, les attirer, les utiliser comme “portes” entre les mondes.
Un soir, près d’un an après la disparition d’Emma, Sarah se tenait devant le grand miroir qu’elle avait installé dans son salon. C’était une reproduction exacte de celui qui avait explosé dans la chambre d’Emma. Elle y avait consacré presque toutes ses économies, travaillant avec un artisan spécialisé pour recréer chaque détail, jusqu’à la plus infime ciselure du cadre.
Chaque soir, depuis des mois, Sarah répétait le même rituel. Elle s’asseyait devant le miroir pendant des heures, scrutant sa surface, attendant un signe, un indice, n’importe quoi qui lui indiquerait qu’Emma était toujours là, quelque part, de l’autre côté. Parfois, elle parlait au miroir, racontant sa journée, lisant les histoires préférées d’Emma, comme si sa fille pouvait l’entendre.
Les voisins commençaient à parler. Les amis s’inquiétaient. Julie avait tenté plusieurs fois de la convaincre de consulter un psychologue, mais Sarah refusait catégoriquement. Comment pourrait-elle expliquer à un professionnel que sa fille avait disparu à travers un miroir, emmenée par une entité d’un autre monde? On la prendrait pour une folle.
Et pourtant, c’était précisément ce qui se passait. Jour après jour, nuit après nuit, sa santé mentale s’effritait. Elle ne dormait presque plus, mangeait à peine, et avait perdu son emploi à l’agence de graphisme. Tout ce qui lui importait, c’était ce miroir, cette fenêtre potentielle vers sa fille perdue.
Un soir, alors que l’orage grondait au-dehors, Sarah crut voir quelque chose. Un mouvement dans le miroir, qui ne correspondait pas à son propre reflet. Une silhouette, rapide et floue, qui passa comme une ombre à l’arrière-plan.
“Emma?” appela-t-elle, le cœur battant. “Emma, c’est toi?”
Le miroir ne lui renvoya que son propre visage émacié, ses yeux cernés, ses cheveux ternes. Mais Sarah était certaine de ce qu’elle avait vu. Ce bref aperçu lui redonna espoir, et elle intensifia ses efforts, passant désormais presque toutes ses heures éveillées devant le miroir.
Elle commença à parler aux gens d’Emma et du miroir. D’abord à Julie, puis au boulanger, puis à des inconnus dans la rue. Elle racontait comment sa fille avait été emportée par le “monsieur du miroir”, comment elle essayait de la rejoindre. Certains l’écoutaient poliment avant de s’éloigner rapidement. D’autres lui conseillaient de consulter un médecin. D’autres encore, plus cruels, se moquaient ouvertement d’elle.
Un jour, elle fit une scène au supermarché, accostant une mère dont la fille présentait des traits autistiques, tentant de l’avertir du danger des miroirs. La sécurité dut intervenir, et on appela la police.
Quelques jours plus tard, Julie et Catherine, la mère de Sarah, se présentèrent à son appartement accompagnées d’un médecin et de deux infirmiers. Sarah comprit immédiatement ce qui se passait.
“Non!” hurla-t-elle en se précipitant vers le miroir, l’enlaçant comme on enlacerait un être cher. “Vous ne comprenez pas! Elle est là-dedans! Je l’ai vue!”
Il fallut les deux infirmiers et le médecin pour la maîtriser, tandis que Julie et Catherine pleuraient, impuissantes. Sarah fut emmenée, hurlant et se débattant, vers une clinique psychiatrique à l’extérieur de Provins.
Le diagnostic fut rapide et sans appel: psychose délirante avec éléments de dépression sévère. On lui prescrivit des médicaments puissants qui la plongèrent dans une torpeur cotonneuse, effaçant les contours tranchants de son désespoir, mais aussi l’acuité de ses souvenirs d’Emma.
Les années passèrent, se ressemblant toutes. Sarah devint une patiente modèle, calme et docile. Elle ne parlait plus d’Emma ni de miroirs, du moins pas au personnel soignant. Mais les autres patients l’entendaient parfois murmurer, tard dans la nuit, des histoires étranges sur des mondes parallèles et des enfants spéciaux qui pouvaient voir à travers le voile de la réalité.
On lui accorda progressivement plus de libertés. Elle pouvait désormais se promener dans le parc de la clinique, toujours sous surveillance discrète. Elle s’asseyait souvent sur un banc face à l’étang, regardant les reflets dans l’eau avec une intensité troublante.
Un jour, alors qu’elle était assise à sa place habituelle, elle remarqua son reflet dans l’eau qui ne suivait pas exactement ses mouvements. Il y avait un léger décalage, comme si le reflet agissait de son propre chef. Sarah se pencha, fascinée.
Dans l’eau, son visage se transforma lentement, devenant plus jeune, plus doux. Les yeux qui la regardaient n’étaient plus les siens, fatigués et ternes, mais d’un bleu éclatant qu’elle aurait reconnu entre mille.
“Emma?” murmura-t-elle, osant à peine espérer.
Le visage dans l’eau sourit tristement, puis l’image se brouilla lorsqu’une feuille tomba sur la surface, créant des ondulations.
Quand l’eau redevint calme, il n’y avait plus que le reflet de Sarah, vieillie et usée par le chagrin.
Elle raconta cette expérience à son psychiatre lors de leur séance suivante. Celui-ci nota une “rechute légère” dans son dossier et augmenta légèrement son traitement.
Quinze ans passèrent ainsi. Sarah avait maintenant la cinquantaine, bien qu’elle en paraisse soixante-dix. Ses cheveux étaient devenus entièrement blancs, son visage creusé de rides profondes. Elle était toujours à la clinique, incapable de vivre seule à l’extérieur, même si son état s’était stabilisé.
Un matin d’automne, alors qu’elle était assise sur son lit à regarder par la fenêtre les feuilles rouges et or qui tourbillonnaient dans le vent, on frappa doucement à sa porte.
“Entrez,” dit-elle sans détourner les yeux de la fenêtre.
La porte s’ouvrit sur une jeune femme en uniforme d’infirmière qu’elle n’avait jamais vue auparavant. Nouvelle, probablement. La clinique engageait souvent de jeunes diplômés.
“Bonjour Madame,” dit la nouvelle infirmière en consultant le dossier qu’elle tenait. “Je suis venue pour vos médicaments du matin.”
Sarah se tourna lentement vers la voix. L’infirmière était jeune, la vingtaine dépassée. Ses cheveux châtains étaient attachés en un chignon serré, et elle avait le dos très droit, comme quelqu’un qui a l’habitude de contrôler précisément ses mouvements.
Puis leurs regards se croisèrent, et l’infirmière se figea sur place. Le dossier qu’elle tenait glissa de ses mains et tomba au sol avec un bruit sourd qui résonna dans le silence soudain de la chambre.
Les yeux de la jeune femme, d’un bleu profond et lumineux, s’écarquillèrent de surprise, peut-être de peur. Ses lèvres tremblèrent légèrement, s’entrouvrant comme pour parler mais sans qu’aucun son n’en sorte.
Sarah sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine. Ces yeux. Elle les connaissait. Elle les avait cherchés pendant des années dans chaque reflet, chaque surface brillante, chaque miroir.
L’infirmière porta une main à sa bouche, et dans un souffle à peine audible, prononça un mot unique :
“Maman?”
Texte issu des légendes de Calahaan