Les étriers oubliés : la légende noire qui hante la statue de Louis XIV à Lyon

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statue de Louis XIV à Lyon
statue de Louis XIV à Lyon

Au cœur de la majestueuse place Bellecour, plus grande esplanade piétonne d’Europe, se dresse fièrement la statue équestre de Louis XIV. Imposante, altière, elle domine la célèbre place lyonnaise depuis près de deux siècles. Mais si vous approchez et que vous examinez attentivement le Roi-Soleil chevauchant sa monture de bronze, vous remarquerez peut-être un détail troublant : le monarque monte sans étriers. Cette particularité a donné naissance à l’une des légendes urbaines les plus tenaces de la ville des Lumières.

Le sculpteur maudit de Bellecour

La rumeur se murmure entre habitants, se partage entre touristes, se raconte lors des visites guidées : François-Frédéric Lemot, le talentueux sculpteur de cette œuvre inaugurée en 1825, aurait commis l’impensable. Après des années de labeur acharné, après avoir façonné avec génie les moindres détails de cette œuvre monumentale, il aurait oublié… les étriers du roi.

“L’histoire que ma grand-mère me racontait lorsque nous traversions la place était glaçante,” témoigne Mathilde, Lyonnaise de souche. “Elle disait qu’au moment du dévoilement de la statue, Lemot s’était rendu compte de son erreur fatale. Horrifié par cette faute impardonnable, humilié devant toute la ville, il serait rentré chez lui désespéré avant de mettre fin à ses jours.”

Cette légende macabre fascine. Elle combine les ingrédients parfaits du récit tragique : un artiste de génie, une œuvre magistrale, une erreur fatidique et un destin brisé. Chaque jour, des dizaines de passants lèvent les yeux vers la statue et cherchent ces fameux étriers manquants, preuves tangibles d’une négligence aux conséquences funestes.

Les détails qui font frissonner

La version la plus dramatique de la légende précise même que Lemot se serait jeté du haut de la colline de Fourvière, ne supportant pas l’humiliation publique. D’autres affirment qu’il aurait utilisé son propre ciseau de sculpteur pour mettre fin à ses jours, ultime ironie d’un destin tragique.

“Ce qui rend cette histoire si puissante, c’est qu’elle semble plausible,” explique Jean-Marc Revol, guide touristique à Lyon depuis vingt ans. “Quand on contemple une œuvre aussi monumentale, on imagine difficilement qu’un détail aussi essentiel pour un cavalier que les étriers ait pu être simplement… oublié. Et puis, l’idée du génie torturé qui ne supporte pas l’imperfection a quelque chose de romantique qui parle à notre imaginaire collectif.”

La légende s’est enrichie au fil du temps. Certains prétendent que la famille de Lemot aurait tenté de faire ajouter discrètement les étriers après sa mort, mais que la municipalité s’y serait opposée, préférant conserver l’œuvre dans son état original, comme témoignage du drame qui s’était joué.

La vérité derrière le mythe

Pourtant, derrière cette fascinante histoire se cache une réalité bien différente. L’absence d’étriers n’était nullement une erreur, mais un choix artistique délibéré. Lemot avait choisi de représenter Louis XIV “à la romaine”, c’est-à-dire à la manière des empereurs romains de l’Antiquité, qui montaient sans selle ni étriers.

Cette représentation s’inspirait directement de la célèbre statue équestre de Marc-Aurèle à Rome, référence incontournable de la sculpture équestre classique. Loin d’être une bévue, il s’agissait d’une décision artistique visant à conférer au Roi-Soleil une dimension héroïque, presque mythologique, l’inscrivant dans la lignée des grands empereurs de l’histoire.

Quant au prétendu suicide de Lemot, il relève entièrement de la fiction. L’artiste est mort paisiblement à Paris en 1827, deux ans après l’inauguration de son œuvre lyonnaise, jouissant d’une solide réputation et d’une carrière couronnée de succès.

Pourquoi croyons-nous aux légendes urbaines ?

“Ce qui est fascinant avec la légende des étriers oubliés, c’est sa persistance malgré les démentis réguliers des historiens et des guides,” observe Sophie Martineau, sociologue spécialiste des rumeurs urbaines. “Elle révèle notre besoin collectif d’histoires dramatiques, notre goût pour les récits qui combinent génie et tragédie.”

La statue de Louis XIV n’est pas la seule à avoir généré des légendes. D’autres monuments célèbres à travers le monde ont connu un sort similaire. À Paris, la statue équestre d’Henri IV sur le Pont-Neuf, œuvre du même Lemot d’ailleurs, a également fait l’objet de nombreuses histoires fantaisistes.

“Les monuments sont des supports idéaux pour les légendes urbaines,” poursuit Sophie Martineau. “Ils sont visibles par tous, permanents, et possèdent souvent des particularités que le public peut interpréter à sa façon. L’histoire des étriers oubliés est d’autant plus séduisante qu’elle semble pouvoir être vérifiée d’un simple coup d’œil.”

Un héritage ambigu

Aujourd’hui, la statue de Louis XIV et sa légende font partie intégrante du patrimoine culturel lyonnais. Les guides touristiques évoquent souvent l’histoire des étriers manquants, tout en précisant qu’il s’agit d’une légende. Cette anecdote est devenue un moyen mnémotechnique efficace pour retenir un fait réel : la statue est effectivement conçue selon les canons de l’art antique, sans selle ni étriers.

“Je commence toujours par raconter la légende, puis je révèle la vérité,” confie Jean-Marc Revol. “C’est une excellente manière d’intéresser les visiteurs à l’histoire de l’art et de leur faire comprendre les choix esthétiques classiques. La légende devient ainsi un outil pédagogique.”

La statue elle-même, récemment restaurée, continue de veiller sur la place Bellecour avec une majesté intemporelle. Le bronze, patiné par les années, reflète les lumières changeantes de Lyon tandis que le roi, imperturbable sur son destrier sans étriers, semble contempler avec une certaine ironie les passants qui scrutent sa monture à la recherche d’une erreur qui n’en fut jamais une.

Alors, la prochaine fois que vous traverserez la place Bellecour, levez les yeux vers Louis XIV. Ce n’est pas l’histoire d’un artiste maudit que vous contemplerez, mais celle d’un choix esthétique conscient, d’un hommage à l’Antiquité – et peut-être aussi, celle de notre inextinguible soif d’histoires dramatiques et de destins brisés, qui nous fait parfois préférer la légende à la réalité.

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